En quelques années à peine, Vinted est passé du statut de simple application de vide-dressing à celui de véritable phénomène économique. Ce qui était initialement conçu comme un moyen pratique de se débarrasser de vêtements oubliés au fond d’un placard s’est transformé en une industrie florissante, portée par une jeunesse débrouillarde, connectée et stratégique. Avec plus de 23 millions d’utilisateurs en France en 2024, la plateforme incarne bien plus qu’un marché de seconde main : elle est devenue le terrain de jeu d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, souvent très jeunes, qui ont su tirer parti des failles et des opportunités du système. Derrière les chiffres vertigineux et les succès médiatisés, se dessine un portrait complexe, à la croisée de l’innovation, de l’éthique et de la régulation.
Comment Vinted est-elle devenue une plateforme de business à part entière ?
Créée en 2008 en Lituanie, Vinted a mis plusieurs années à s’imposer en France. Son modèle, basé sur la vente directe entre particuliers, sans intermédiaire, a séduit un public sensible aux enjeux écologiques et au pouvoir d’achat. Pourtant, le tournant décisif s’est produit lorsque des utilisateurs ont commencé à exploiter la plateforme non plus comme un simple outil de désencombrement, mais comme un levier de revenus. Ce changement de paradigme a été amplifié par la crise économique post-pandémique, la hausse du coût de la vie, et l’essor des réseaux sociaux.
Des jeunes comme Keran, 20 ans, ont vu dans Vinted une opportunité de rupture. Plutôt que de poursuivre des études de droit, il a choisi de se consacrer à plein temps à l’achat-revente. Son quotidien ? Parcourir les braderies, notamment celle de Lille, repérer des pièces sous-évaluées, et les revendre à prix fort sur la plateforme. « Un pull acheté 2 euros, revendu 35, ça fait partie du jeu », confie-t-il, sans masquer son approche calculée. Ce type de stratégie, basée sur le coefficient multiplicateur, est devenu une norme parmi les « super-vendeurs », ces particuliers qui génèrent des chiffres d’affaires mensuels dépassant parfois les 10.000 euros.
Quelles sont les stratégies des jeunes entrepreneurs sur Vinted ?
La clé du succès de ces vendeurs réside dans leur capacité à identifier des opportunités là où d’autres ne voient que des objets usagés. Leur méthode repose sur trois piliers : l’achat à bas coût, la valorisation par la présentation, et la maîtrise des algorithmes de la plateforme.
Prenez Mathieu, 17 ans, lycéen dans une banlieue de Lyon. Il ne se contente plus des friperies locales. Il passe des commandes groupées auprès de grossistes en Chine, spécialisés dans les vêtements outdoor. Il a récemment reçu un colis de 320 vestes polaires, pour un investissement total de 5.400 euros. Son objectif ? Les revendre entre 50 et 90 euros pièce, générant ainsi un chiffre d’affaires potentiel de plus de 25.000 euros. « Je mets moins de trois semaines à écouler un stock comme ça », explique-t-il, assis devant son ordinateur, entouré de cartons ouverts. « La demande est là, surtout sur les marques reconnues. »
Autre profil, Léa Tournier, 22 ans, étudiante en stylisme à Paris. Elle se spécialise dans les pièces de créateurs ou vintage, qu’elle déniche dans des dépôts-ventes peu fréquentés ou dans des ventes aux enchères locales. « Un manteau Comme des Garçons acheté 20 euros dans une brocante peut se revendre 120 euros si la photo est bien faite et la description percutante », précise-t-elle. Elle investit plusieurs heures par jour à photographier, décrire, et optimiser ses annonces, utilisant même des outils d’intelligence artificielle pour générer des textes accrocheurs.
Quel est l’impact de ces pratiques sur le marché de la seconde main ?
Si ces jeunes entrepreneurs se félicitent de leur autonomie et de leurs résultats, leur activité soulève des questions éthiques. L’esprit initial de la seconde main – une économie circulaire, solidaire et accessible – est-il encore respecté ?
Le cas de Keran, filmé en train de négocier âprement cinq jeans et un manteau pour seulement 30 euros auprès d’une association caritative, a provoqué une vague d’indignation sur les réseaux sociaux. « Ce n’est pas de la débrouille, c’est de l’exploitation », a commenté un internaute sur X. D’autres ont pointé du doigt une forme de parasitage : ces super-vendeurs, souvent mieux armés techniquement et financièrement, épuisent les stocks accessibles aux vrais particuliers, rendant plus difficile l’accès à des bonnes affaires pour les simples utilisateurs.
« Avant, je trouvais des pièces incroyables pour 10 euros dans les friperies », raconte Camille, 28 ans, utilisatrice régulière de Vinted. « Maintenant, il faut aller à trois villes différentes pour espérer tomber sur quelque chose de rare. Les vendeurs professionnels arrivent en meute dès qu’il y a une grosse braderie. »
Quand la passion devient-elle un business ?
La frontière entre activité occasionnelle et entreprise est de plus en plus floue. Vinted, conscient du phénomène, a mis en place un statut de « vendeur professionnel », permettant une meilleure traçabilité fiscale. En Belgique, par exemple, les utilisateurs dépassant 30 ventes ou 2.000 euros de revenus annuels sont automatiquement signalés aux autorités fiscales, conformément à la directive européenne DAC7.
Emmanuel Delannoy, avocat fiscaliste, précise que la légitimité d’une activité dépend de sa nature : « Si vous vendez des vêtements que vous avez portés, même régulièrement, cela reste dans le cadre d’une gestion privée. Mais dès que vous achetez en gros, que vous importez, que vous stockez dans un local, là, vous entrez dans le champ de l’activité professionnelle. »
Noa, 19 ans, belge, en est un exemple frappant. En moins d’un an, il est passé de la vente dans sa chambre à la location d’un hangar de 120 m². « J’ai besoin d’espace pour trier, photographier, emballer », explique-t-il. « Mon chiffre d’affaires mensuel tourne entre 10.000 et 15.000 euros, avec une marge nette d’environ 7.000 euros. » Il diversifie même ses canaux : site web, live TikTok, enchères en direct. « C’est plus qu’un hobby. C’est un business. »
Quels sont les risques pour les jeunes vendeurs ?
Derrière les succès médiatisés, le terrain est semé d’embûches. Le manque de régulation, l’instabilité des stocks, les retours clients, ou encore les frais de port non remboursés peuvent vite entamer les marges. Sans compter les risques juridiques : plusieurs jeunes vendeurs ont été contactés par l’administration fiscale après avoir dépassé les seuils de déclaration.
« Je pensais que c’était juste de l’argent de poche », confie Hugo, 21 ans, qui a dû régulariser une année de ventes après avoir reçu une lettre du fisc. « J’avais fait 18.000 euros de chiffre, mais je n’avais pas tenu de comptabilité. Ça m’a coûté cher en amendes. »
De plus, la pression est constante. « Il faut être présent tous les jours, poster au moins 10 articles, répondre aux messages, gérer les expéditions », décrit Léa. « C’est prenant. Parfois, je me demande si je ne suis pas en train de perdre mon temps à l’université. »
Quel avenir pour la seconde main sur Vinted ?
L’Observatoire Natixis estime que le marché mondial de la seconde main a dépassé 200 milliards de dollars en 2024, et croît deux fois plus vite que celui du neuf. En France, un vêtement sur cinq acheté en 2025 le sera sur une plateforme de revente. Ce succès massif transforme profondément les habitudes de consommation, mais aussi les modèles économiques.
Les grandes marques, qui voyaient d’un mauvais œil la montée en puissance de la seconde main, commencent à s’adapter. Certaines, comme Patagonia ou The North Face, lancent leurs propres plateformes de revente. D’autres partenaires avec Vinted pour certifier des pièces authentiques. « C’est une reconnaissance implicite du marché », analyse Émilie Rousseau, économiste spécialisée dans la mode durable.
Pour les jeunes vendeurs, l’enjeu est désormais de se professionnaliser. « Il va falloir apprendre à gérer une activité, pas juste à faire du cash », prévient Mathieu, qui envisage de suivre des cours de commerce en ligne. « Sinon, on risque de se faire écraser par les gros acteurs. »
Conclusion
Vinted n’est plus seulement une application de mode. C’est un microcosme économique, à la fois innovant, disruptif et controversé. Il révèle une jeunesse en quête d’autonomie, prête à tout pour sortir du salariat classique. Mais il soulève aussi des questions cruciales sur l’éthique, la régulation, et le sens même de la consommation responsable. Entre opportunité et dérive, la seconde main navigue désormais en eaux troubles, où chaque pull vendu cache une histoire bien plus complexe qu’il n’y paraît.
A retenir
Qui sont les « super-vendeurs » sur Vinted ?
Il s’agit de jeunes utilisateurs, souvent âgés de 17 à 25 ans, qui ont transformé la revente de vêtements en activité économique. Ils achètent en masse, optimisent leurs annonces, et génèrent des chiffres d’affaires mensuels pouvant dépasser les 10.000 euros.
Est-il légal de gagner autant d’argent sur Vinted ?
Oui, à condition de déclarer ses revenus. Dès qu’un utilisateur dépasse un certain seuil de ventes ou de chiffre d’affaires, il peut être considéré comme un vendeur professionnel, soumis aux règles fiscales. La directive européenne DAC7 oblige désormais les plateformes à transmettre ces données aux administrations fiscales.
La seconde main est-elle encore éthique avec ces pratiques ?
C’est une question débattue. Si l’achat-revente réduit le gaspillage textile, l’exploitation de stocks caritatifs ou l’importation en gros nuit à l’esprit initial de solidarité. Le risque est de transformer une économie circulaire en une nouvelle forme de commerce spéculatif.
Peut-on vivre de Vinted ?
Oui, plusieurs témoignages le prouvent. Mais cela demande une discipline, une stratégie, et une gestion rigoureuse. Ce n’est pas un « cash facile », mais un business à part entière, avec ses risques, ses charges, et ses obligations.
Vinted favorise-t-elle les vendeurs professionnels ?
La plateforme a mis en place un statut de vendeur professionnel pour accompagner ces utilisateurs dans leurs démarches fiscales. Elle ne les interdit pas, mais elle cherche à mieux les encadrer, notamment pour garantir la transparence vis-à-vis des acheteurs.