Dans un écosystème entrepreneurial souvent dominé par les levées de fonds colossales et les promesses de croissance exponentielle, une histoire discrète mais puissante vient bousculer les certitudes : celle de deux Français, Pierre de Wulf et Kevin Sahin, qui ont réussi à bâtir un actif numérique de grande valeur avec à peine de quoi payer un loyer parisien. Partis de 300 euros, ils ont fondé ScrapingBee, une plateforme d’extraction de données web, sans jamais lever de capital. Leur parcours, presque clandestin au début, est aujourd’hui une référence pour ceux qui croient que l’innovation peut naître de la contrainte, et que la réussite ne passe pas obligatoirement par la Silicon Valley ou les fonds d’investissement. Leur aventure incarne un nouveau modèle d’entreprise : sobre, autonome, et résolument pragmatique.
Comment deux développeurs ont-ils lancé une entreprise avec 300 euros ?
En 2019, Pierre de Wulf, alors développeur freelance spécialisé en data engineering, et Kevin Sahin, passionné d’automatisation et de systèmes distribués, se retrouvent sur un projet commun : extraire des données publiques à grande échelle pour un client. Rapidement, ils butent sur un obstacle récurrent : les sites bloquent les requêtes automatisées, les proxies sont instables, les solutions existantes sont soit trop chères, soit trop complexes. « On passait plus de temps à contourner les blocages qu’à traiter les données elles-mêmes », raconte Pierre. C’est à ce moment qu’ils ont l’intuition d’un produit simple : une API qui gère tout le côté technique du scraping, laissant aux développeurs la liberté de se concentrer sur l’analyse. Leur budget ? 300 euros. Juste assez pour louer des serveurs bas de gamme, acheter des noms de domaine, et lancer une version beta. Pas de bureau, pas d’équipe, pas de pitch deck. Juste deux ordinateurs, un objectif clair, et une envie de résoudre un vrai problème technique.
Leur première version, lancée sur Product Hunt, attire l’attention de quelques centaines de développeurs. Les retours sont positifs, mais surtout, ils révèlent un besoin massif : des petites startups, des indépendants, des chercheurs, tous coincés par les mêmes limitations techniques. Pierre et Kevin décident alors de ne pas chercher d’investisseurs. « On voulait garder le contrôle, explique Kevin. Les fonds, c’est bien, mais ça change la trajectoire. Nous, on voulait construire un outil qu’on utiliserait nous-mêmes. » Leur choix d’auto-financement leur permet de croître lentement, mais sans pression de rentabilité immédiate ni de dilution de leur vision.
Pourquoi l’approche « API-first » a-t-elle fait la différence ?
Contrairement à de nombreuses startups qui cherchent à plaire aux non-techniciens avec des interfaces graphiques élaborées, ScrapingBee mise tout sur les développeurs. Le produit est conçu comme une API pure : pas de menu, pas de tutoriel animé, juste une documentation claire et des endpoints fiables. « On s’est dit : si on peut faire en sorte qu’un développeur puisse intégrer notre outil en moins de cinq minutes, on a gagné », sourit Pierre. Cette philosophie « less is more » leur permet de se démarquer face à des géants du scraping qui proposent des suites logicielles lourdes et onéreuses.
Le témoignage de Léa Fournier, développeuse chez une fintech lyonnaise, illustre bien l’impact : « Avant ScrapingBee, on utilisait un outil payant à plusieurs milliers d’euros par an. Il fallait former toute l’équipe, maintenir des infrastructures dédiées… Avec ScrapingBee, j’ai écrit une fonction en Python en dix lignes, et ça marchait. » Ce type de retour devient rapidement le moteur de leur croissance : bouche-à-oreille dans les communautés GitHub, Stack Overflow, Reddit. Pas de marketing agressif, pas de campagne publicitaire, juste un produit qui fonctionne, et qui résout un problème réel.
Quel est l’avantage d’un modèle sans levée de fonds ?
Dans la « startup nation », lever des fonds est souvent vu comme une validation du projet. Mais pour Pierre et Kevin, c’était une menace. « Les investisseurs veulent de la croissance à tout prix, explique Kevin. Nous, on voulait de la stabilité, de la fiabilité, et surtout, pas de dettes. » En choisissant l’auto-financement, ils ont pu réinvestir chaque euro gagné dans l’amélioration technique du produit : meilleure gestion des proxies, détection des CAPTCHA, support des sites dynamiques en JavaScript. Chaque nouvelle fonctionnalité était testée par eux-mêmes sur des cas concrets.
Ce modèle, appelé « bootstrapping », est rare en France, mais il a des avantages décisifs. L’entreprise ne dépend d’aucun comité d’investissement, n’a pas à sacrifier sa productivité pour préparer des rapports financiers. Elle peut se concentrer sur la satisfaction client, pas sur les métriques de croissance artificielle. « On a refusé trois offres de levée de fonds », confie Pierre. « Pas parce qu’elles étaient mauvaises, mais parce qu’elles auraient changé notre ADN. On voulait rester une boîte d’ingénieurs, pas une machine à lever des rounds. »
Comment ont-ils réussi à se démarquer sur un marché concurrentiel ?
Le web scraping est un domaine saturé, dominé par des acteurs bien établis et des outils open source. Pourtant, ScrapingBee a trouvé sa niche : la simplicité d’intégration. Là où d’autres proposent des tableaux de bord complexes, ScrapingBee offre une clé API et une documentation. « On ne veut pas que les gens passent du temps à apprendre notre outil, on veut qu’ils l’utilisent et qu’ils oublient qu’il existe », résume Kevin. Ce positionnement, presque ascétique, attire une clientèle fidèle : développeurs indépendants, petites entreprises tech, chercheurs en sciences sociales.
Un exemple parlant : Julien Mercier, data scientist dans une ONG de suivi des politiques publiques, utilise ScrapingBee pour collecter des données sur les subventions locales. « Avant, je passais des nuits à écrire des scripts qui se faisaient bloquer. Maintenant, j’envoie une requête, et j’ai les données. C’est devenu invisible. » Ce type d’utilisation, loin des grandes entreprises, montre que le vrai besoin n’était pas dans la puissance brute, mais dans la fiabilité et la simplicité d’usage.
Quel a été le tournant dans leur succès ?
Après quatre ans de croissance tranquille, ScrapingBee commence à attirer l’attention. Des grands groupes, des fonds de données, des plateformes d’analyse financière se tournent vers eux. Mais le vrai tournant arrive en 2024 : une entreprise américaine spécialisée dans l’intelligence économique propose de racheter ScrapingBee. La somme ? jamais révélée publiquement, mais plusieurs sources proches du dossier évoquent un montant à huit chiffres. Pour Pierre et Kevin, ce n’est pas une fin, mais une reconnaissance. « On n’a pas vendu pour devenir riches, dit Pierre. On a vendu parce qu’on sentait que le produit pouvait aller plus loin, et qu’on avait fait ce qu’on voulait faire. »
Leur départ n’est pas un abandon. Ils restent impliqués en tant que consultants techniques, mais laisser la suite à une équipe plus large leur permet de passer à autre chose. « On a prouvé que ça pouvait marcher, conclut Kevin. Maintenant, on veut inspirer d’autres gens à essayer, sans attendre la permission des investisseurs. »
Quelle leçon peut-on tirer de cette success story ?
L’histoire de ScrapingBee remet en question plusieurs dogmes de l’entrepreneuriat moderne. D’abord, que l’innovation nécessite du capital. Ensuite, que la croissance doit être rapide. Enfin, que le succès se mesure à la taille de la levée de fonds. Ici, tout est inversé : peu d’argent, croissance lente, mais valeur réelle. Leur réussite repose sur une compréhension fine d’un besoin technique, une exécution rigoureuse, et une discipline financière rare.
Leur parcours montre aussi que la France peut produire des entrepreneurs différents : pas forcément des charismatiques pitchant devant des jurys, mais des ingénieurs discrets, capables de construire des outils robustes. « Ce n’est pas le montant de départ qui compte, c’est la persévérance », insiste Pierre. Et Kevin d’ajouter : « On n’a jamais voulu être une star. On voulait juste faire un truc utile, bien fait. »
A retenir
Qu’est-ce qui a rendu ScrapingBee unique sur le marché ?
ScrapingBee s’est distingué par son approche minimaliste et technique. Contrairement aux solutions complexes, il a mis l’accent sur la simplicité d’intégration pour les développeurs, offrant une API fiable et bien documentée, sans surcharger l’outil de fonctionnalités inutiles.
Pourquoi n’ont-ils pas levé de fonds ?
Pierre de Wulf et Kevin Sahin ont refusé les levées de fonds pour préserver leur autonomie et leur vision. Ils souhaitaient construire un produit durable, sans pression de croissance rapide ni dilution de leur contrôle, en réinvestissant les bénéfices dans l’amélioration technique.
Quel est le modèle économique de leur réussite ?
Leur modèle repose sur le bootstrapping : démarrage avec peu de moyens, croissance organique, réinjection des profits. Cela a permis une évolution stable, centrée sur la satisfaction client plutôt que sur les métriques de levée de fonds.
Quel impact leur histoire a-t-elle sur l’entrepreneuriat français ?
Elle montre qu’il est possible de réussir sans suivre le modèle dominant de la startup nation. Leur parcours inspire une nouvelle génération d’entrepreneurs à privilégier l’innovation technique, la frugalité, et la longévité plutôt que la croissance à tout prix.
Qu’est devenu ScrapingBee après la vente ?
ScrapingBee a été racheté par une entreprise américaine spécialisée dans les données, permettant une expansion internationale. Pierre et Kevin sont restés impliqués en tant que consultants techniques, assurant la continuité de la vision initiale.