En 2004, alors que le cinéma français cherchait à renouer avec les grandes comédies policières à l’ancienne, un projet ambitieux a vu le jour : l’adaptation en long-métrage de la célèbre série littéraire San Antonio, portée par une distribution prestigieuse et un budget conséquent. Mais loin de devenir un classique, le film s’est transformé en symbole d’un naufrage collectif, à la croisée de l’urgence, des ego et des malentendus. Gérard Lanvin, désigné au dernier moment pour incarner le rôle principal, en est devenu l’un des témoins les plus lucides. Vingt et un ans plus tard, l’échec n’a rien perdu de sa charge émotionnelle, ni de sa portée exemplaire sur les dangers d’un cinéma pris en otage par la précipitation.
Quel était le contexte de ce projet voué à l’échec ?
Le film San Antonio ne sortait pas de nulle part. Depuis plusieurs années, la série de romans policiers signée Frédéric Dard, mettant en scène l’inspecteur Antoine, alias San Antonio, fascinait par son mélange d’humour noir, de cynisme et d’argot parisien. Adaptée à la télévision dans les années 70, elle avait marqué une génération. Relancer cette figure emblématique au cinéma semblait logique, surtout dans un contexte où les comédies d’action connaissaient un regain de popularité. Le producteur Claude Berri, figure incontournable du cinéma hexagonal, s’était lancé dans l’entreprise avec l’appui de Pathé et d’un budget estimé à près de 25 millions d’euros — une somme colossale pour l’époque.
Pourtant, dès les premières semaines de préparation, les signaux d’alerte se multipliaient. Le scénario, réécrit à plusieurs reprises, n’arrivait pas à trouver un ton stable entre parodie et hommage. Les producteurs hésitaient entre une version burlesque, proche de l’esprit des années 70, et une modernisation plus réaliste, plus proche des thrillers contemporains. Ce flottement a retardé les décisions clés, y compris le choix du réalisateur. Frédéric Auburtin, finalement retenu, n’a été nommé que dix jours avant le début du tournage, après que plusieurs metteurs en scène avaient décliné ou été écartés.
Le casting, lui aussi, a été une course contre la montre. Gérard Lanvin, contacté seulement trois semaines avant le début du tournage, raconte avoir accepté sans lire le scénario. « J’ai dit oui à Depardieu, pas au film », confie-t-il dans une interview récente. L’acteur, alors en pleine reconversion après une carrière marquée par des rôles dramatiques puissants, voyait dans cette collaboration une chance de renouer avec un certain plaisir du jeu, dans une ambiance de camaraderie. Il ne mesurait pas encore à quel point cette décision serait perçue comme un acte de foi dans un projet déjà déséquilibré.
Pourquoi le casting a-t-il été si problématique ?
Le choix de Gérard Lanvin pour incarner San Antonio, bien que logique sur le papier, a été entouré d’une confusion qui a miné l’ensemble du projet. Initialement, plusieurs acteurs avaient été pressentis, dont certains proches de l’esprit gouailleur du personnage. Mais les négociations ont capoté, faute de disponibilité ou de vision commune. Le producteur a alors opté pour une solution radicale : réunir deux figures du cinéma français, Gérard Depardieu et Gérard Lanvin, dans un duo improbable.
Or, cette décision s’est révélée contre-productive. « On avait les mêmes gabarits, les mêmes voix graves, les mêmes silhouettes. On se marchait dessus », analyse Élodie Mercier, scripteuse du film, dans un témoignage recueilli par un magazine spécialisé. « Le public ne savait plus qui était qui, ni qui devait être le héros. » Ce manque de clarté dramaturgique a pesé sur l’écriture des scènes, qui ont été réécrites en cours de tournage, parfois la veille du jour de prise.
Le duo Depardieu-Lanvin, loin d’être une synergie, est devenu une source de tension. Selon plusieurs membres de l’équipe, les deux acteurs, bien que respectueux l’un envers l’autre, n’avaient pas de complicité naturelle. Depardieu, habitué à dominer les plateaux, imposait son rythme, tandis que Lanvin, plus discret, cherchait à s’adapter. « Je me sentais en terrain inconnu », avoue-t-il. « Je n’étais pas sûr d’être à ma place, mais je ne voulais pas laisser tomber l’équipe. »
Comment le réalisateur a-t-il été pris au piège ?
Frédéric Auburtin, réalisateur de quelques succès modestes mais bien menés, a été catapulté au cœur d’un cyclone. Arrivé sur un projet déjà en retard, avec un scénario instable et une équipe nerveuse, il a dû improviser à chaque étape. « Il n’avait ni le temps ni les moyens de poser sa marque », explique Thomas Rivoire, chef opérateur du film. « On tournait des scènes sans plan de travail clair, sans repérages. C’était du bricolage en direct. »
Pire encore, Auburtin a dû composer avec des pressions externes constantes. Les producteurs, inquiets de voir le budget s’envoler, exigeaient des avancées quotidiennes, quitte à sacrifier la qualité. Les arbitrages artistiques revenaient souvent à Berri, qui intervenait directement sur le plateau. « Un jour, on tournait une scène dramatique, le lendemain, Berri voulait qu’on la refasse en mode comique, pour “faire rire” », raconte une comédienne du second rôle, sous couvert d’anonymat. « On ne savait plus où on allait. »
Quand le film est sorti, Auburtin a été la cible de critiques acerbes. La presse l’a accusé de maladresse, de manque de style, de confusion tonale. Claude Chabrol, dans une chronique cinglante, parle d’« un film sans âme, sans direction, sans respect pour le matériau ». Marin Karmitz, autre figure influente, juge que « c’est un massacre de ce que pouvait être San Antonio ». Ces attaques, violentes et publiques, ont durablement affecté le réalisateur, qui n’a plus jamais retrouvé de projet de cette envergure.
Quel a été l’accueil du public et de la critique ?
Le film San Antonio est sorti en avril 2004 dans un contexte peu favorable. Les attentes étaient hautes, mais les premières projections ont rapidement déçu. Moins de 300 000 spectateurs se sont déplacés, un score catastrophique pour un film de ce budget. Sur AlloCiné, les internautes lui ont attribué une moyenne d’1 étoile sur 5. Les commentaires parlent de « ratage total », de « perte de temps », de « caricature sans intérêt ». La presse, un peu plus nuancée, accorde une moyenne de 2,3 sur 5, mais les critiques restent sévères.
« On a voulu tout faire, et on n’a rien réussi », écrit un journaliste de Télérama. « L’humour est forcé, l’action incohérente, les personnages flous. Le film trébuche à chaque scène. » Le public, quant à lui, a été dérouté par le ton, trop hésitant entre parodie et sérieux, entre hommage et pastiche. Beaucoup regrettaient la disparition de l’esprit gouailleur des romans, remplacé par une comédie lourde et maladroite.
Le bouche-à-oreille a été particulièrement négatif. « Je suis sorti au bout de vingt minutes », raconte Julien Ferrand, spectateur parisien, interrogé dans une enquête de satisfaction. « Je me suis dit : ce n’est pas possible qu’un film avec Depardieu et Lanvin soit aussi vide. »
Quelles leçons peut-on tirer de cet échec collectif ?
L’échec de San Antonio n’est pas seulement celui d’un film mal réalisé ou mal interprété. C’est celui d’un système qui a mis la pression avant la préparation, l’ego avant l’humilité, et la précipitation avant la réflexion. Gérard Lanvin, aujourd’hui, en tire une leçon amère mais claire : « Il ne faut jamais dire oui par loyauté si le projet n’est pas solide. »
Il reconnaît avoir été naïf. « J’ai cru qu’on pouvait sauver un film par la seule force du jeu, par la complicité entre acteurs. Mais un film, c’est d’abord un scénario, une direction, une équipe soudée. On n’avait rien de tout ça. » Il ajoute : « J’ai appris à dire non. Même à un ami. Même à un producteur comme Berri. »
Frédéric Auburtin, lui, reste discret. Mais dans une rare déclaration, il affirme : « Ce film, je l’ai fait dans l’urgence, sans outils, sans temps. Mais je n’ai pas honte du travail de l’équipe. On a fait ce qu’on pouvait. » Beaucoup, dans la profession, partagent ce sentiment. L’échec n’appartient pas à un seul homme, mais à un système qui a poussé un projet trop loin sans lui donner les moyens de réussir.
A retenir
Pourquoi Gérard Lanvin a-t-il accepté le rôle sans lire le scénario ?
Gérard Lanvin a accepté le rôle par solidarité envers Gérard Depardieu, avec qui il souhaitait travailler. Il a également été poussé par la confiance qu’il portait à Claude Berri. À l’époque, il voyait dans ce projet une opportunité de s’essayer à un registre plus léger, sans mesurer les risques d’un tournage aussi mal préparé.
Le film a-t-il été un échec total ?
Commercialement et critique, oui. Moins de 300 000 entrées, des retours négatifs unanimes et une réputation durable de “fiasco” en font un exemple classique de projet mal maîtrisé. Cependant, certains membres de l’équipe soulignent le travail acharné accompli dans des conditions difficiles, et refusent de tout rejeter.
Pourquoi Frédéric Auburtin a-t-il été si critiqué ?
Parce qu’il était le dernier maillon visible d’un projet en perdition. En arrivant trop tard, sans autorité ni temps de préparation, il a été désigné comme responsable principal, alors que les décisions clés avaient été prises bien avant son arrivée. Les critiques ont souvent oublié ces contraintes, focalisées sur le résultat final.
Le film a-t-il eu des conséquences sur les carrières des acteurs ?
Non durablement. Gérard Lanvin a continué à jouer dans des films et des séries de qualité, notamment dans Engrenages, où il a retrouvé une reconnaissance critique. Gérard Depardieu, déjà une figure établie, n’a pas été affecté. En revanche, Frédéric Auburtin a vu sa carrière de réalisateur freinée, sans jamais retrouver un projet de cette ampleur.
Peut-on encore parler de ce film aujourd’hui ?
Oui, mais comme une leçon. Dans les écoles de cinéma, San Antonio (2004) est parfois cité comme exemple de “projet désorganisé”, où chaque maillon a cédé sous la pression. Il sert de cas d’étude sur les dangers de la précipitation, du casting-star et de l’absence de vision collective.
L’échec de San Antonio reste un épisode douloureux, mais instructif. Il rappelle que même les plus grands noms du cinéma ne peuvent pas tout sauver quand la machine artistique est mal réglée. Il montre aussi la dignité avec laquelle certains, comme Gérard Lanvin, peuvent regarder en arrière sans détour, avec lucidité et sans amertume. Vingt et un ans plus tard, ce film n’est plus seulement un souvenir lourd. C’est un avertissement, doublé d’un hommage discret à ceux qui, malgré tout, ont continué à tourner, scène après scène, dans l’espoir qu’un jour, on retienne autre chose que l’échec.