La semaine de quatre jours, longtemps perçue comme une avancée sociale prometteuse, s’inscrit désormais au cœur des débats sur l’efficacité, la confiance et les limites du télétravail. Si elle séduit par sa promesse d’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, son application révèle parfois des failles structurelles et humaines. Une expérience menée dans une entreprise de recrutement à distance, Metrickal, illustre avec force ce paradoxe : un cadre censé libérer les équipes peut aussi ouvrir la porte à des dérives, quand la responsabilité individuelle vacille. À travers ce cas concret, plusieurs enseignements émergent sur la manière dont la flexibilité, sans garde-fous, peut compromettre la cohésion d’un collectif.
Quelle est la réalité derrière l’enthousiasme pour la semaine de quatre jours ?
En mars 2024, une étude Ifop révélait qu’un actif sur cinq seulement était sceptique face à l’idée de réduire la semaine de travail à quatre jours. Le modèle, fondé sur 32 heures payées 35, suscite un large consensus. Pour les salariés, il représente une libération : plus de temps pour soi, pour la famille, pour les passions. Pour les entreprises, il s’inscrit dans une logique de modernisation : une main-d’œuvre reposée serait plus productive, plus engagée, moins sujette à l’épuisement professionnel.
C’est dans cette optique que Metrickal, une société de recrutement à distance basée à Barcelone, a adopté ce nouveau rythme. Fondée par Patrick Synge, l’entreprise mise sur l’agilité, le télétravail total et une culture du résultat. Les dix collaborateurs, tous répartis à travers le monde, bénéficient d’une grande autonomie. L’un d’eux, embauché en 2022 et basé au Pérou, s’intègre rapidement. Ses premières performances sont solides, son intégration fluide. Mais au fil des mois, des anomalies apparaissent.
Léa Varens, chargée de projet interne, remarque que les livrables sont de plus en plus tardifs. « On sentait qu’il y avait un décalage entre les retours et les résultats. Il répondait vite aux messages, mais les dossiers clients traînaient. » Des clients, eux, commencent à se plaindre : des candidats ne sont pas accompagnés, des entretiens manqués, des délais non respectés. La direction tente d’aborder la situation avec bienveillance. Des entretiens sont organisés, des objectifs clarifiés. Mais rien n’y fait. Le collaborateur reste poli, engageant, mais ses performances ne remontent pas.
Comment détecter une dérive sans tomber dans la surveillance intrusive ?
Faire confiance, c’est aussi savoir mesurer. Face à l’impasse, Metrickal décide d’implémenter DeskTime, un logiciel de suivi du temps de travail, non pas pour espionner, mais pour comprendre. L’outil, utilisé de manière transparente, enregistre les plages d’activité, les applications utilisées et le temps passé sur les tâches principales. L’objectif est clair : identifier les goulots d’étranglement, améliorer la productivité collective, et surtout, vérifier si les 32 heures sont réellement investies dans la mission.
C’est alors que les données parlent. Les pics d’activité du collaboré du Pérou coïncident étrangement avec des délais non tenus. Plus troublant encore : son navigateur affiche une fréquentation régulière d’un site appartenant à une entreprise américaine de recrutement, spécialisée dans les profils tech. Les échanges internes, croisés avec les traces numériques, montrent qu’il est actif sur les deux plateformes simultanément. « On a vu des sessions de deux à trois heures sur l’autre site, pendant les heures censées être dédiées à nos clients », confie Patrick Synge. « Et chaque fois, nos dossiers stagnaient. »
Le doute s’efface rapidement. Une vérification plus poussée, sans accès aux contenus privés, mais via les métadonnées d’utilisation, confirme que près de la moitié du temps de travail officiel est consacré à cette seconde activité. Le paradoxe est criant : un modèle censé améliorer la qualité de vie sert ici de couverture à un double emploi, au détriment de la mission principale.
Quelles sont les conséquences d’un manquement à la confiance ?
Pour Patrick Synge, la décision est claire. « On accepte que nos collaborateurs aient des projets parallèles, à condition qu’ils ne soient pas en conflit d’intérêts et qu’ils ne se fassent pas sur notre temps. » Le fait que le collaborateur ait maintenu une apparence d’engagement, tout en divisant son attention, est perçu comme une trahison. « Ce n’est pas le fait de travailler ailleurs qui est condamnable, c’est de ne pas honorer son contrat ici, en cachette. »
Le licenciement est prononcé rapidement, avec des motifs précis : manquement à l’obligation de loyauté, absence de résultat à l’appui de l’autonomie accordée, et risque pour la relation client. La communication interne est franche. « On a expliqué à l’équipe ce qui s’était passé, sans donner de noms, mais en étant clairs sur les raisons. La confiance, c’est aussi la transparence », ajoute Synge.
Le départ du collaborateur n’est pas vécu comme une sanction, mais comme une nécessaire clarification. Clara Ménès, responsable RH, souligne que l’incident a permis de renforcer les attentes : « On a révisé notre charte d’utilisation du temps, on a mis en place des points d’étape plus réguliers, et on a rappelé que la flexibilité n’est pas l’absence de responsabilité. »
Quelques semaines plus tard, l’ancien employé apparaît sur LinkedIn avec un nouveau poste : consultant senior à plein temps pour l’entreprise américaine. Le cercle est bouclé. Ce n’était pas un hobby, ni un projet secondaire. C’était un double emploi organisé, rendu possible par la distance, l’autonomie, et un manque de visibilité sur les résultats réels.
Peut-on concilier flexibilité et responsabilité sans surveillance de masse ?
L’affaire de Metrickal ne condamne pas la semaine de quatre jours, mais elle en expose les pièges. Un modèle fondé sur la confiance exige des contreparties : des objectifs mesurables, une culture du résultat, et des outils permettant de vérifier, sans intrusion, que les engagements sont tenus. DeskTime, dans ce cas, n’a pas été utilisé pour punir, mais pour éclairer.
« On ne veut pas d’une entreprise où on surveille chaque clic », insiste Léa Varens. « Mais on ne peut pas non plus fonctionner à l’aveugle. Le télétravail, c’est la liberté, mais aussi l’exigence. » Metrickal a depuis mis en place un système de reporting basé sur les livrables, croisé avec des indicateurs de temps d’activité. Chaque collaborateur fixe ses objectifs mensuels, validés par son manager. Le suivi est hebdomadaire, léger, mais constant.
D’autres entreprises, comme une startup parisienne de formation en ligne, ont adopté un modèle similaire. « On a testé la semaine de quatre jours il y a un an », raconte Julien Rombaut, cofondateur. « On a vu une baisse de 15 % du turnover, une hausse de la satisfaction interne. Mais on a aussi dû clarifier les rôles. Un de nos développeurs s’est mis à streamer en direct pendant ses heures de travail. On a dû rappeler les règles : temps libre, temps de travail, c’est simple, mais ça doit être dit. »
Quelles leçons tirer pour l’avenir du travail ?
Le cas de Metrickal n’est pas isolé. En 2023, une étude de l’INSEE montrait que 12 % des télétravailleurs déclaraient « parfois » ou « souvent » effectuer des tâches personnelles pendant leurs heures de travail. Un chiffre qui grimpe à 23 % chez les plus jeunes. La frontière entre vie pro et vie perso est de plus en plus poreuse, surtout dans les modèles flexibles.
Pourtant, la semaine de quatre jours peut fonctionner, et même exceller, quand elle repose sur un socle commun : la responsabilité partagée. « Ce n’est pas un droit, c’est un contrat », résume Patrick Synge. « Tu as quatre jours, mais tu dois livrer. Si tu ne livres pas, on en parle. Si tu triches, tu sors. »
La clé réside dans l’équilibre entre autonomie et exigence. Des entreprises comme Decathlon ou Renault ont testé des formules hybrides, avec des résultats mitigés. Là où ça marche, c’est quand les managers passent d’une logique de contrôle à une logique de coaching. « On ne surveille plus le temps passé au bureau, on suit les résultats », explique Clara Ménès. « Et on forme les managers à cette nouvelle posture. »
A retenir
La semaine de quatre jours est-elle compatible avec le télétravail ?
Oui, mais à condition que les objectifs soient clairs, mesurables et régulièrement évalués. La flexibilité ne dispense pas de la performance. Elle exige même davantage de rigueur dans le suivi des livrables et la gestion des priorités.
Le double emploi est-il courant en télétravail ?
Il n’est pas massif, mais il existe. Les conditions du télétravail — autonomie, absence de supervision physique — peuvent favoriser des dérives, surtout si les attentes ne sont pas explicitement fixées. La prévention passe par une culture du résultat et des outils de suivi non intrusifs.
Faut-il surveiller les salariés pour éviter les abus ?
Non, mais il faut mesurer. La surveillance de masse nuit à la confiance. En revanche, des outils comme DeskTime, utilisés de manière transparente et collective, permettent d’identifier les écarts sans porter atteinte à l’intimité. L’important est que tout le monde connaisse les règles du jeu.
Peut-on avoir un job secondaire en parallèle ?
Oui, à condition qu’il soit déclaré, qu’il ne crée pas de conflit d’intérêts, et qu’il ne se fasse pas pendant les heures de travail principales. Beaucoup d’entreprises l’acceptent, voire l’encouragent, comme une forme de développement personnel, tant que la mission principale n’en pâtit pas.
Qu’est-ce qui fait tenir un modèle flexible ?
La confiance, mais une confiance éclairée. Elle se construit sur des résultats visibles, une communication honnête, et des engagements tenus. Un modèle comme la semaine de quatre jours ne fonctionne que si chaque collaborateur comprend qu’il est juge sur ses livrables, pas sur ses heures de présence.