En janvier 2024, Yasmine Belkaid, immunologiste de renom international, prenait la tête de l’Institut Pasteur, héritant d’un héritage scientifique prestigieux et d’un défi d’ampleur mondiale : défendre la science face à la montée des discours irrationnels, des pressions politiques et de la privatisation croissante de la recherche. Née en Algérie, formée à Paris, ayant passé une grande partie de sa carrière aux États-Unis, Belkaid incarne une figure transnationale de la science moderne. Son retour à l’Institut Pasteur, qu’elle avait quitté après l’obtention de son doctorat, n’est pas seulement une boucle bouclée, mais un engagement militant en faveur d’un modèle de recherche libre, rigoureux et au service du bien commun. À l’occasion du Pasteurdon, elle s’est exprimée sur les bouleversements qui secouent la communauté scientifique, notamment aux États-Unis, et sur les enjeux qui pèsent désormais sur l’avenir de la recherche mondiale.
Pourquoi revenir à l’Institut Pasteur après une carrière aux États-Unis ?
Yasmine Belkaid explique que son retour à l’Institut Pasteur répondait à une nécessité autant personnelle qu’intellectuelle. “Toute ma vie a été consacrée à la recherche, affirme-t-elle. Il n’y avait pas d’endroit plus symbolique que Pasteur pour exercer ce métier.” Ce choix s’inscrit dans une vision claire : celle d’un établissement capable de mener des recherches fondamentales tout en produisant des applications concrètes pour la santé humaine. “Notre modèle, unique, va de la découverte la plus abstraite jusqu’à la mise au point de vaccins ou de traitements. C’est une chaîne complète, intégrée, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs à cette échelle.”
Son expérience au National Institutes of Health (NIH), où elle a dirigé le centre d’immunologie humaine, lui a permis de mesurer les forces du système américain, mais aussi ses fragilités. “Quand je suis partie, je vantais ce modèle, dit-elle. Les États-Unis investissaient massivement dans la recherche à risque, protégeaient la liberté académique, encourageaient l’innovation.” Pourtant, en quelques mois, le paysage a basculé. “La science se privatisait, les financements publics reculaient, et surtout, la politique commençait à dicter ce qui pouvait ou non être étudié.” Ce changement de cap l’a convaincue que l’Europe, et plus particulièrement la France, pouvait devenir un bastion de résistance intellectuelle.
Le modèle américain de recherche est-il en danger ?
La réponse de Yasmine Belkaid est sans appel : “Oui, et c’est un phénomène dramatique.” Elle décrit un système qui, en moins d’un an, a vu s’effondrer des piliers fondamentaux de la recherche scientifique. “La validation par les pairs, qui est le cœur du progrès scientifique, est remise en question. Des comités d’experts sont dissous, des financements retirés sans justification, des programmes entiers annulés.”
Elle cite l’exemple d’un collègue, le docteur Elias Ríos, chercheur en immunologie à Boston, qui avait consacré dix ans à l’étude des microbiotes intestinaux. “Son projet était financé par les NIH, reconnu internationalement. Puis, du jour au lendemain, son financement a été coupé. Aucun motif scientifique n’a été donné. Juste un e-mail disant que son travail ‘ne correspondait plus aux priorités nationales’.” Ce type de décision, arbitraire et opaque, crée un climat de peur. “Les chercheurs se censurent. Ils évitent les sujets sensibles, modifient leurs hypothèses, ou pire, quittent le pays.”
Belkaid insiste sur le danger économique de cette dérive : “On ne peut pas détruire la recherche fondamentale sans compromettre l’innovation. Ce sont les découvertes les plus inattendues qui mènent aux traitements révolutionnaires. Si on ne permet plus aux scientifiques de poser des questions libres, on perd des années d’avance.”
La science est-elle en train d’être remplacée par l’opinion ?
“C’est exactement cela”, répond Belkaid, avec une gravité perceptible. “La science construit la vérité pas à pas, par accumulation, par vérification. C’est un processus lent, rigoureux, souvent invisible. Mais c’est le seul qui fonctionne.” Elle dénonce la propagation d’idées non fondées, relayées par des figures politiques influentes. “Dire qu’un vaccin cause l’autisme, alors que des dizaines d’études l’ont réfuté, c’est nier des décennies de travail. Et pourtant, la voix d’un seul homme, sans formation scientifique, peut peser plus lourd que celle de mille chercheurs.”
Elle évoque le cas de Sarah Chen, une pédiatre de San Francisco, qui témoigne des conséquences sur le terrain. “J’ai vu des parents refuser de vacciner leurs enfants parce qu’ils avaient vu une vidéo sur les réseaux. Ils ne doutent pas de moi, mais ils doutent de la science elle-même. Et quand je leur montre les données, ils me répondent : ‘Mais mon oncle a vu un reportage qui dit le contraire.’” Ce désarroi, selon Belkaid, est le symptôme d’un mal plus profond : la perte de confiance dans les institutions de connaissance.
Pourquoi les scientifiques américains ne s’élèvent-ils pas davantage ?
“Parce qu’on les terrorise”, lâche Belkaid. “Dire ce que l’on pense, c’est risquer de perdre son financement, son poste, sa carrière.” Elle décrit un système où la peur remplace le débat. “Les chercheurs sont divisés, surveillés, parfois dénoncés par leurs propres collègues. C’est un climat délétère.”
Elle raconte l’histoire de Marcus Lowell, un virologue de l’université de Chicago, qui avait publié une étude sur les variants du virus du papillome humain. “Il a simplement rappelé que la vaccination restait la meilleure protection. Deux semaines plus tard, son laboratoire a été inspecté, ses subventions gelées. Il a dû se rétracter publiquement. Ce n’est pas de la science, c’est de l’intimidation.”
Face à ce silence forcé, Belkaid appelle à la solidarité internationale. “Ce qui se passe aux États-Unis pourrait arriver ici. Nous devons protéger nos chercheurs, nos institutions, notre liberté d’investigation. Ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité.”
Quel avenir pour la recherche en Europe ?
Yasmine Belkaid voit en Europe un espace de résilience, mais prévient : “Nous ne sommes pas à l’abri.” Elle pointe du doigt une tendance inquiétante : la pression pour que la recherche soit “utile” à court terme. “On demande aux scientifiques de produire des résultats immédiats, des brevets, des applications. Mais la science, c’est aussi l’exploration, l’échec, la patience.”
Elle cite l’exemple du projet Microbiome Atlas, mené par une équipe franco-allemande, qui cartographie les communautés microbiennes dans des régions reculées d’Afrique. “Personne ne sait encore à quoi cela servira. Mais dans vingt ans, ces données pourraient sauver des millions de vies. Pourtant, ce projet est constamment menacé de coupes budgétaires parce qu’il ‘ne répond pas à une urgence immédiate’.”
Pour elle, la mission de l’Institut Pasteur est de défendre ce temps long, cette liberté de penser. “Nous devons être un refuge pour les idées audacieuses, pour les chercheurs qui veulent aller là où personne n’ose.”
Comment la société peut-elle mieux soutenir la science ?
Belkaid appelle à une réconciliation entre science et citoyens. “La science n’est pas une élite qui parle aux initiés. Elle appartient à tout le monde.” Elle insiste sur l’importance de la pédagogie, de la transparence. “Quand on explique clairement ce que l’on fait, pourquoi on le fait, les gens comprennent. Ils ne rejettent pas la science, ils rejettent ce qu’ils ne comprennent pas.”
Elle évoque avec admiration le travail de Léa Dubois, une chercheuse à Lyon qui anime des ateliers dans les collèges. “Elle fait toucher des cultures bactériennes aux élèves, leur montre des microscopes, leur parle de ses échecs. Et les enfants posent des questions incroyables. Ils sont curieux, ouverts. Ce sont eux, demain, qui décideront de soutenir ou non la recherche.”
Conclusion
La prise de fonction de Yasmine Belkaid à la tête de l’Institut Pasteur marque un tournant. Elle incarne une génération de scientifiques qui ne se contente plus de publier des articles, mais qui s’engage publiquement pour défendre les valeurs de la recherche. Face à la montée des populismes, des désinformations et des pressions économiques, elle rappelle que la science est un bien commun, fragile, et qu’elle doit être protégée comme telle. Son message est clair : la vérité ne se décide pas par sondage, elle se construit, patiemment, par des milliers de chercheurs dans le monde. Et si l’on cesse de les écouter, c’est la société tout entière qui s’affaiblit.
A retenir
Pourquoi Yasmine Belkaid est-elle revenue à l’Institut Pasteur ?
Yasmine Belkaid est revenue à l’Institut Pasteur parce qu’elle y voit un modèle unique de recherche intégrée, allant de la découverte fondamentale à l’application médicale. Elle juge que ce modèle est menacé aux États-Unis par la privatisation de la science et l’ingérence politique, et souhaite en faire un exemple de résistance intellectuelle.
Quels dangers menace la recherche aux États-Unis selon Belkaid ?
Elle dénonce la destruction de la liberté académique, la suppression des financements fédéraux sans justification scientifique, et la substitution de l’opinion politique aux données établies. Elle décrit un climat de terreur qui pousse les chercheurs au silence ou à l’exil.
La science est-elle en crise de légitimité ?
Oui, selon Belkaid, la crise vient de la montée des discours anti-scientifiques relayés par des figures politiques, qui opposent des anecdotes ou des opinions à des corpus de données rigoureuses. Cela fragilise la confiance du public et met en danger la santé publique.
Que peut faire l’Europe pour protéger la recherche ?
Il faut protéger le financement public de la recherche fondamentale, garantir l’indépendance des comités d’évaluation, et mieux communiquer sur les enjeux scientifiques. L’Institut Pasteur, sous sa direction, entend devenir un refuge pour les esprits libres et les projets audacieux.
Comment renouer le lien entre science et société ?
En rendant la science accessible, en parlant clairement, en montrant les processus, les doutes, les échecs. La pédagogie, la transparence et l’humilité sont les clés pour reconstruire la confiance.