Dans les communes rurales de France, l’accès aux soins est devenu un enjeu de survie. À Bazouges-Cré-sur-Loir, petit village de moins de 2 000 habitants niché dans le sud de la Sarthe, cette réalité s’est imposée brutalement à la population au cours de l’été 2025. Ce n’est pas un, mais deux chocs successifs qui ont ébranlé le quotidien des habitants, révélant une crise de la santé de proximité aux contours préoccupants. Alors que l’unique pharmacie du bourg fermait ses portes après des années de recherche infructueuse d’un repreneur, les habitants apprenaient peu après que leurs deux seuls médecins généralistes allaient également quitter leurs postes. Une double amputation pour un territoire déjà fragile, où les seniors, majoritaires, se retrouvent désormais contraints de parcourir des dizaines de kilomètres pour accéder à des soins de base.
Quelle est la situation exacte à Bazouges-Cré-sur-Loir en 2025 ?
En août 2025, Bazouges-Cré-sur-Loir vivait un tournant dramatique. L’officine tenue pendant près de trente ans par Gérard Lefebvre, pharmacien respecté et figure incontournable du village, a cessé toute activité. Âgé de 74 ans, Gérard avait entamé la recherche d’un repreneur dès 2020, convaincu que sa retraite ne devait pas signifier l’abandon de ses concitoyens. Malgré une affaire saine, des locaux récemment rénovés par la mairie pour moderniser l’accès aux soins, et un emplacement stratégique en plein cœur du bourg, aucun professionnel n’a répondu à l’appel. J’ai envoyé des dossiers à plus de quinze pharmaciens, jeunes diplômés ou en recherche de reconversion, raconte-t-il. Tous m’ont dit la même chose : “C’est trop petit, trop isolé, pas assez rentable.”
Le départ de Gérard n’est que la première étape d’un effondrement sanitaire. Quelques jours plus tard, les deux médecins généralistes du village, les docteurs Élodie Charpentier et Marc Tournier, annoncent leur départ. Tous deux approchent de la soixantaine et souhaitent réduire leur charge de travail. Mais surtout, ils constatent l’absence de relève. On nous dit “restez”, mais personne ne nous remplace, explique Marc Tournier. On a donné 25 ans à cette communauté. Aujourd’hui, on a besoin de souffler.
Pour les habitants, c’est un coup dur. La commune, bien que desservie par une route départementale, se situe à plus de 20 kilomètres des villes dotées de structures médicales complètes. Le maire, Thierry Brossard, alerte depuis des années : Nous ne sommes pas une zone fantôme, mais on nous traite comme telle. L’ARS nous dit qu’on ne remplit pas les critères pour implanter une nouvelle pharmacie. Et pourtant, ici, les gens vivent, vieillissent, tombent malades.
Pourquoi les petites pharmacies ferment-elles en silence ?
Le cas de Bazouges n’est pas isolé. Selon les données de l’Ordre national des pharmaciens, plus de 1 200 officines ont fermé en zone rurale entre 2018 et 2024, sans être remplacées. Ce phénomène, qualifié de fermeture en silence , s’explique par une combinaison de facteurs économiques, démographiques et réglementaires. D’abord, la rentabilité. Une pharmacie dans un village de 2 000 habitants génère en moyenne 30 % de chiffre d’affaires en moins qu’en zone urbaine. Or, les coûts fixes — loyers, matériel, personnel — restent comparables.
Ensuite, le manque d’attractivité pour les jeunes diplômés. Quand on sort de la faculté, on pense à s’installer dans une ville avec des services, des écoles, une vie culturelle, confie Camille Vasseur, pharmacienne installée à Angers. Ce n’est pas seulement une question d’argent, mais de qualité de vie.
Enfin, les règles de l’Agence régionale de santé (ARS) imposent des seuils de population et de densité médicale pour autoriser l’ouverture d’une nouvelle officine. À Bazouges, la population est jugée insuffisante, même si les besoins réels — notamment pour les personnes âgées — sont criants. Les seuils sont calculés sur des modèles statistiques, mais ils ne reflètent pas la réalité du terrain, critique Thierry Brossard. Ici, 42 % des habitants ont plus de 65 ans. Ils prennent plusieurs médicaments par jour. Le besoin existe, mais on nous dit “non”.
Quelles sont les conséquences pour les habitants ?
Les effets concrets se font sentir au quotidien. Claudine, 78 ans, diabétique et cardiaque, doit désormais se rendre à La Flèche, à 27 kilomètres, pour récupérer ses ordonnances. Avant, je marchais cinq minutes. Maintenant, je dois compter sur mon voisin ou prendre un taxi. Et si je suis malade, qui va m’accompagner ?
Pour les personnes sans voiture, la situation est encore plus critique. Le transport à la demande existe, mais il faut le réserver 48 heures à l’avance, ce qui rend impossible toute urgence. J’ai eu une crise d’asthme un samedi soir, raconte Julien, 62 ans. Impossible de trouver un médicament. J’ai dû attendre le lundi matin pour voir un médecin à Sablé-sur-Sarthe.
Le lien de confiance avec les professionnels de santé s’effrite aussi. Gérard Lefebvre connaissait ses patients par leur prénom, leurs traitements, leurs habitudes. Il me rappelait quand j’oubliais ma boîte de comprimés, sourit Claudine. Aujourd’hui, à la pharmacie de La Flèche, je suis un numéro.
Existe-t-il des solutions alternatives ?
Face à l’urgence, certaines communes expérimentent des modèles innovants. À Bazouges, la mairie a proposé de transformer une partie de la bibliothèque municipale en espace de téléconsultation. Un écran, une connexion sécurisée, et un accompagnateur formé pour aider les patients à passer un appel vidéo avec un médecin distant. C’est un pis-aller, reconnaît Thierry Brossard, mais c’est mieux que rien.
D’autres initiatives voient le jour. Dans l’Orne voisine, la communauté de communes a mis en place un pharmacien itinérant : un professionnel qui effectue une tournée hebdomadaire dans les villages dépourvus d’officine. Une solution que Bazouges envisage, mais qui soulève des questions logistiques. On ne peut pas soigner un malade chronique avec une visite une fois par semaine, tempère Élodie Charpentier. Il faut de la continuité.
Des voix s’élèvent aussi pour réformer le système de répartition des professionnels de santé. Certains proposent des incitations financières — exonérations de charges, primes à l’installation — ou des conditions d’exercice assouplies, comme la possibilité d’exercer en binôme ou en coopérative. Il faut arrêter de penser que la santé est un marché comme un autre, estime Marc Tournier. On ne peut pas laisser les zones rurales à l’abandon.
Quel rôle joue la politique de santé publique dans cette crise ?
La politique de santé publique française repose sur une logique de planification territoriale. L’ARS établit des zones d’extension de l’offre de soins (ZEOS) pour orienter les implantations. Mais ces zones sont souvent définies à l’échelle départementale, sans tenir compte des micro-territoires. Bazouges est rattachée à une ZEOS qui inclut plusieurs communes, explique un conseiller régional. Mais dans les faits, chaque village a des besoins spécifiques.
Par ailleurs, la réforme de l’accès aux soins de 2022, censée lutter contre les déserts médicaux, a surtout bénéficié aux zones périurbaines. Les incitations à l’installation ont attiré des médecins vers des villes moyennes, mais pas vers les petits villages. On a voulu rationaliser, mais on a oublié l’humain, déplore une élue locale. Les patients ne sont pas des données statistiques.
Certains experts appellent à une révision des seuils d’implantation, en intégrant des critères sociaux — comme la proportion de seniors ou de malades chroniques — plutôt que purement démographiques. Il faut une santé adaptée aux territoires, pas une santé standardisée, plaide une chercheuse en géographie médicale. Sinon, on condamne des villages entiers à l’isolement.
Quel avenir pour les villages comme Bazouges-Cré-sur-Loir ?
L’avenir de Bazouges reste incertain. La mairie continue de militer pour une dérogation à l’ARS, arguant que la fermeture de la pharmacie et le départ des médecins mettent en danger la population. Une pétition a récolté plus de 1 500 signatures, y compris de résidents de communes voisines. Si Bazouges perd ses services, on sera tous touchés, prévient Hervé, maire d’un village à 10 kilomètres. On forme un écosystème.
Entre-temps, des solutions locales émergent. Un groupe de bénévoles s’est constitué pour organiser des covoiturages vers les centres de soins. Une infirmière libérale a accepté de venir deux fois par semaine pour des soins de base. Et la téléconsultation, bien que limitée, commence à être adoptée par les plus jeunes. On ne baisse pas les bras, affirme Thierry Brossard. Mais il faut que les pouvoirs publics comprennent que la santé, c’est un droit, pas un privilège.
A retenir
Pourquoi la pharmacie de Bazouges a-t-elle fermé ?
La pharmacie a fermé faute de repreneur, malgré des années de recherche par son titulaire, Gérard Lefebvre. Bien que l’officine soit rentable et bien située, aucun pharmacien n’a souhaité s’installer dans ce village rural, en raison du manque d’attractivité et des contraintes économiques.
Quelles sont les conséquences pour les seniors ?
Les seniors, majoritaires à Bazouges, sont les plus touchés. Ils doivent parcourir de longues distances pour accéder à leurs médicaments ou à un médecin, ce qui complique la gestion de leurs pathologies chroniques et accentue leur isolement social.
L’ARS peut-elle autoriser une nouvelle pharmacie ?
Actuellement, non. Les seuils fixés par l’ARS — basés sur la densité de population et la présence d’autres professionnels de santé — ne sont pas remplis à Bazouges. La commune espère obtenir une dérogation en raison de la situation d’urgence sanitaire.
Existe-t-il des modèles de santé de proximité viables ?
Oui, des expériences prometteuses existent, comme les pharmaciens itinérants, les téléconsultations encadrées ou les coopératives médicales. Mais elles nécessitent un accompagnement financier et logistique fort, ainsi qu’une adaptation des règles nationales.
Que peuvent faire les habitants pour agir ?
Les habitants peuvent s’organiser localement (covoiturage, groupes de pression), soutenir les initiatives de télémédecine, et mobiliser leurs élus pour demander des dérogations ou des aides à l’installation de professionnels de santé.