Le 9 octobre 2025, sous un ciel d’automne encore clément, la place Bonet à Alençon a revêtu une identité provisoire mais symbolique : celle de la place Ambroise-Croizat. Ce changement de nom, orchestré par la CGT, n’était pas une simple coquetterie urbaine, mais un hommage vibrant à l’un des pères fondateurs de la Sécurité sociale, à l’occasion de ses 80 ans. Autour de cette initiative, un rassemblement populaire a pris forme, réunissant syndicalistes, retraités, soignants et citoyens ordinaires, tous unis par une même inquiétude : celle de voir un pilier de la République s’effriter, lentement mais sûrement. Entre slogans, témoignages et mises en garde, ce moment fort a révélé bien plus qu’une simple commémoration : il a dressé le portrait d’un système à la fois adulé, combattu, et aujourd’hui menacé.
La Sécurité sociale voit le jour le 4 octobre 1945, dans les décombres d’un pays sortant de guerre. Son fondateur, Ambroise Croizat, alors ministre du Travail dans le gouvernement provisoire de Charles de Gaulle, incarne une vision radicale : la protection sociale comme droit universel, indépendamment de la fortune ou de la profession. Inspirée par les luttes ouvrières et les mutuelles populaires, la Sécurité sociale repose sur un principe simple mais révolutionnaire : On cotise selon ses moyens, on reçoit selon ses besoins . Ce n’est pas un service, c’est un droit.
À cette époque, les salariés, via leurs syndicats, gèrent directement les caisses. Le patronat y est associé, mais dans un rôle secondaire. L’État, quant à lui, n’intervient pas directement. Ce modèle, fondé sur la gestion paritaire, est une victoire du mouvement ouvrier. Pourtant, dès les premières années, les tensions s’installent. Les milieux patronaux, peu enclins à financer un système qui leur paraît trop généreux, commencent à pousser pour une remise en cause du modèle.
Marie-Noëlle Vonthron, secrétaire CGT des organismes sociaux, ne mâche pas ses mots : La Sécu est menacée depuis le début . Selon elle, la menace ne vient pas d’un événement soudain, mais d’un processus insidieux de recentralisation et de privatisation. En 1995, l’État entre officiellement dans la gouvernance de la Sécurité sociale. Une décision qui, pour les syndicalistes, marque un tournant. Avant, c’était les travailleurs qui décidaient. Ensuite, les patrons ont pris du poids. Et puis, l’État est arrivé, avec ses logiques de gestion comptable, de déficits, de réformes à la hache , explique-t-elle, debout devant une banderole où l’on peut lire : Sécu publique, solidaire, universelle .
Cette évolution s’accompagne d’une transformation des mentalités. Le système, autrefois perçu comme un bien commun, devient progressivement un fardeau financier . Les discours politiques insistent sur les déficits , sur la nécessité d’économies , sur les abus . Pourtant, comme le souligne Vonthron, on ne parle jamais assez du sous-financement chronique des hôpitaux, des EHPAD, des soins de première ligne . Ce sous-financement, selon elle, est loin d’être accidentel : il serait au contraire organisé, préparant le terrain à des réformes qui fragilisent le service public.
Quels sont les signes concrets de cette érosion ?
Les exemples ne manquent pas. Depuis plusieurs années, les remboursements se restreignent. Des franchises médicales sont introduites, d’abord symboliques, puis de plus en plus fréquentes. Des traitements, autrefois pris en charge à 100 %, ne le sont plus qu’en partie. Le recours aux complémentaires santé devient quasi obligatoire, alors que leur rôle devrait être secondaire.
Joël Toussaint, représentant des retraités à l’union départementale CGT de l’Orne, raconte : Quand j’étais jeune, je ne pensais pas à la Sécu. Je payais mes cotisations, et quand j’avais besoin, je me faisais soigner. Aujourd’hui, mes petits-enfants me disent que certains médicaments ne sont plus remboursés, ou qu’ils doivent payer des frais d’optique exorbitants. On commence à dérembourser, à mettre des franchises. C’est une pente dangereuse.
Il pointe du doigt les mutuelles privées : Elles récupèrent l’argent des cotisations, et une partie sert à de la publicité, à des actionnaires, à des profits. Alors que la Sécurité sociale, elle, ne vise pas le profit. Elle vise la santé.
Quel est l’état des hôpitaux publics dans ce contexte ?
L’hôpital public, pilier de la protection sociale, est en première ligne. À Alençon, comme dans de nombreuses villes de province, le centre hospitalier intercommunal d’Alençon-Mamers traverse une crise profonde. L’UD CGT santé et action sociale de l’Orne tire la sonnette d’alarme : Les hôpitaux publics n’ont jamais été aussi mal. S’ils étaient des entreprises, on parlerait de plan social.
Les chiffres sont accablants. Entre 2018 et 2025, l’établissement a perdu plus de 120 postes, soit près de 15 % de son personnel. Les services ferment, les délais d’attente s’allongent, les soignants sont épuisés. Léa Blanchard, infirmière en réanimation depuis douze ans, témoigne : On nous demande de faire plus avec moins. Les patients arrivent de plus en plus graves, et on n’a pas les moyens de les prendre en charge comme ils le méritent. On sent qu’on est en train de basculer dans un autre modèle : celui du rendement, pas de la prise en charge.
Pour les syndicalistes, cette situation n’est pas le fruit du hasard. On parle de déficits, mais on oublie que ces déficits sont causés par le sous-financement. L’État fixe des tarifs de prise en charge qui ne couvrent plus les coûts réels. Et quand l’hôpital est en difficulté, on coupe les postes. C’est une spirale infernale , affirme Malik Rihani, délégué CGT au CHIA.
Quelles solutions les syndicats proposent-ils ?
La CGT ne se contente pas de dénoncer. Elle appelle à une refondation du système. Nous militons pour une Sécu à 100 % , lance Joël Toussaint. Ce slogan, repris par plusieurs syndicats, signifie un retour à une couverture totale des soins, sans reste à charge, sans recours obligatoire aux mutuelles privées.
Les propositions sont claires : augmenter le financement de la Sécurité sociale par une fiscalisation des cotisations, supprimer les franchises, renforcer la gestion paritaire, et surtout, revaloriser massivement les salaires des soignants. On ne sauvera pas l’hôpital public sans revaloriser les infirmières, les aides-soignants, les brancardiers. Ce sont eux qui font tourner le système , insiste Marie-Noëlle Vonthron.
D’autres voix, comme celle de Camille Fournier, médecin généraliste en zone rurale, appellent à une réforme territoriale : Il faut repenser l’accès aux soins. Beaucoup de villages n’ont plus de médecin. Les patients doivent parcourir des dizaines de kilomètres pour une consultation. La Sécu doit être partout, pas seulement en ville.
Quel est le rôle d’Ambroise Croizat dans cette mémoire collective ?
Le choix de rebaptiser la place Bonet en hommage à Ambroise Croizat n’est pas anodin. Croizat, figure emblématique du Parti communiste français, a incarné une vision exigeante de la justice sociale. Orphelin à 14 ans, il entre en usine à 13. Son parcours, marqué par la misère et la lutte, le pousse à croire en un monde où la santé n’est pas une marchandise.
À Alençon, un panneau éphémère rappelle sa phrase célèbre : La santé n’est pas une affaire de marché, c’est une affaire d’État. Pour les manifestants, ce n’est pas seulement un hommage historique, c’est un appel à revenir aux sources. Croizat nous rappelle que la Sécu n’est pas une faveur, c’est un droit conquis par les travailleurs , souligne Élodie Mercier, enseignante et militante CGT.
La question traverse les débats. Dans un contexte de précarité croissante, de vieillissement de la population, et de transformation des modes de travail, la Sécurité sociale est-elle encore en mesure de garantir l’égalité ?
Les témoignages montrent une fracture en train de s’élargir. Sarah Kebir, travailleuse sociale à Flers, raconte : Je vois des gens qui renoncent aux soins. Pas parce qu’ils ne sont pas remboursés, mais parce qu’ils ne peuvent pas payer l’acompte. Ou parce qu’ils n’ont pas de mutuelle. La Sécu couvre l’essentiel, mais l’essentiel ne suffit plus.
Pour d’autres, comme le philosophe et sociologue Yann Le Goff, la crise de la Sécu est aussi une crise de légitimité : On a perdu le récit. On ne dit plus aux jeunes pourquoi ils cotisent. On leur parle de déficits, pas de solidarité. Il faut reconstruire ce lien moral entre les générations, entre les classes.
Les 80 ans de la Sécurité sociale ne sont pas une fête, mais une mise en garde. Le système, longtemps considéré comme intouchable, est aujourd’hui au cœur des enjeux politiques. Entre ceux qui veulent le préserver comme un bien commun, et ceux qui le voient comme une charge à optimiser, le combat est loin d’être terminé.
À Alençon, le rassemblement s’est terminé par une lecture collective du décret de 1945 instaurant la Sécurité sociale. Une manière de rappeler que ce texte n’est pas un vestige du passé, mais un programme d’avenir. Ce n’est pas nostalgie, c’est vigilance , a lancé Marie-Noëlle Vonthron avant de quitter la place Ambroise-Croizat, bientôt redevenue Bonet — mais pas dans les mémoires.
A retenir
Le principe fondateur est la solidarité : on cotise selon ses moyens, on reçoit selon ses besoins. Ce modèle, mis en place en 1945, repose sur une logique de droit universel, pas de marché.
Pourquoi les syndicats critiquent-ils la gestion actuelle de la Sécu ?
Les syndicats dénoncent la perte de contrôle des travailleurs sur le système, l’entrée de l’État dans la gouvernance, et les logiques comptables qui prévalent sur les besoins de santé. Ils pointent aussi le sous-financement des hôpitaux et la montée des reste à charge.
Quelles sont les conséquences sur les hôpitaux publics ?
Les hôpitaux publics subissent des baisses de personnel, des fermetures de services, et une pression croissante sur les soignants. Les syndicats parlent d’un plan social déguisé, causé par un sous-financement structurel.
Que demandent les manifestants ?
Les manifestants réclament une Sécurité sociale à 100 %, sans reste à charge, un retour à la gestion paritaire, une revalorisation des salaires des soignants, et un financement public accru, notamment par une fiscalisation des cotisations.
Pourquoi hommage est-il rendu à Ambroise Croizat ?
Ambroise Croizat est l’un des artisans de la création de la Sécurité sociale en 1945. Homme du peuple et militant communiste, il incarne une vision radicale de la protection sociale comme droit universel et non comme service marchand.