La censure de la Loi Duplomb en 2025 divise France : betteraves, abeilles et souveraineté alimentaire en jeu

Entre champs labourés et débats parlementaires, la censure partielle de la Loi Duplomb par le Conseil constitutionnel a réactivé un conflit latent : celui qui oppose la préservation de l’environnement à la survie des exploitations agricoles. Dans le Centre-Val de Loire, cœur de la betteravière française, la tension est palpable. L’acétamipride, un néonicotinoïde utilisé comme bouclier contre les pucerons vecteurs de jaunisse, reste interdit. Pour les agriculteurs, c’est un coup dur. Pour les défenseurs de l’environnement, une victoire du principe de précaution. Entre ces deux camps, une question fondamentale émerge : comment concilier souveraineté alimentaire, compétitivité économique et protection de la biodiversité ?

Quelle est la portée de la décision du Conseil constitutionnel ?

Le 7 août, les « Sages » du Conseil constitutionnel ont tranché : l’article de la Loi Duplomb visant à autoriser temporairement l’usage de l’acétamipride est censuré. Motif invoqué : l’incompatibilité avec la Charte de l’environnement, notamment son article 1er, qui impose de « préserver et d’améliorer l’environnement ». Les néonicotinoïdes, dont fait partie l’acétamipride, sont depuis des années dans le viseur des écologistes pour leur impact délétère sur les pollinisateurs. Le Conseil a donc estimé que la protection de l’écosystème prime sur une mesure d’exception.

La réaction ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, Alexandre Pelé, président de la CGB Centre-Val de Loire et figure marquante de la FNSEA, dénonçait une « décision absurde ». « On parle ici de la survie de dizaines de milliers d’exploitations familiales, pas d’un simple débat de laboratoire », lance-t-il, visiblement ébranlé. Il interpelle directement les deux millions de citoyens ayant signé la pétition contre le retour de la molécule : « Qu’ils assument maintenant les conséquences : la disparition de la betterave sucrière en France. »

La Coordination rurale, autre syndicat agricole, renchérit. Son porte-parole, Élise Thibault, pointe du doigt un déséquilibre démocratique : « 400 000 agriculteurs contre 2 millions de signatures. Mais combien de ces signataires ont déjà mis les pieds dans un champ ? Combien comprennent que la jaunisse peut anéantir une récolte en quelques semaines ? »

Sur le terrain, les symptômes sont là. Dans l’Eure-et-Loir, Camille Lefebvre, exploitante depuis vingt ans, montre ses betteraves : « Regardez ces feuilles, jaunies, racornies. C’est la jaunisse. Sur 25 hectares, 18 sont déjà perdus. » Elle soupire : « On a le droit à une pulvérisation. Une seule. Et les pucerons arrivent par vagues. Une, trois, quatre fois. Comment voulez-vous lutter avec une arme à un seul coup ? »

La betterave est-elle condamnée sans l’acétamipride ?

Pour les betteraviers, l’enjeu n’est pas seulement agronomique, mais économique et stratégique. La jaunisse, maladie virale transmise par les pucerons, réduit drastiquement le rendement en sucre. Une parcelle contaminée peut voir sa production chuter de 30 à 70 %. Dans certaines zones, comme le Loiret, des exploitants ont vu jusqu’à 100 % de leurs surfaces touchées.

Le retour de l’acétamipride n’était pas censé être une solution permanente, mais une bouée de sauvetage. « On ne demandait pas une autorisation massive, ni une dérogation éternelle », insiste Alexandre Pelé. « Juste une possibilité d’intervenir en cas d’urgence. En attendant les variétés résistantes, qui arrivent, oui, mais dans deux ou trois ans. Entre-temps, on ferme des exploitations. »

La filière sucrière, elle, tremble. Moins de betteraves, c’est moins de sucre produit sur le sol français. Or, la France est l’un des rares pays européens à assurer une quasi-autosuffisance en sucre. Une baisse de production pourrait obliger à importer, notamment depuis des pays où des pesticides interdits en France sont encore utilisés. « C’est une hypocrisie totale », s’emporte Julien Ménard, ouvrier dans une sucrerie du Cher. « On nous dit : protégez l’environnement. Mais si on importe du sucre traité au néonico, on le fait entrer par la fenêtre ! »

Le paradoxe n’échappe à personne. Des molécules identiques ou proches de l’acétamipride sont encore autorisées en Pologne, en Allemagne ou en Roumanie. « On désarme nos agriculteurs alors que les concurrents restent équipés », déplore Camille Lefebvre. « C’est de la compétitivité zéro. Et demain, ce sont nos usines qui fermeront. »

Existe-t-il des alternatives viables à l’acétamipride ?

La Confédération paysanne, en revanche, voit dans la censure une victoire. David Grassin, porte-parole régional, salue « une décision courageuse, au nom de la santé publique et du vivant ». Selon lui, « la dépendance aux pesticides de synthèse est une impasse ». Il rappelle que des betteraviers en agriculture biologique parviennent à produire sans recourir à l’acétamipride. « Ils utilisent des couverts végétaux, des rotations poussées, des auxiliaires de culture. Ce n’est pas facile, mais c’est possible. »

Il reconnaît toutefois que les solutions actuelles sont « imparfaites » et que la transition demande du temps. « Mais ce n’est pas une raison pour revenir en arrière. » Pour la Conf’, le vrai enjeu est ailleurs : rééquilibrer les règles du jeu européen. « Pourquoi tolérer des importations de sucre produit avec des molécules interdites chez nous ? » demande David Grassin. « Il faut un cahier des charges d’importation : mêmes normes sanitaires, environnementales, sociales. Sinon, on punit nos agriculteurs pour rien. »

Des chercheurs de l’Inrae à Orléans confirment que des variétés résistantes sont en développement. « Des progrès sont faits chaque année », explique le Dr Léa Cassignol, généticienne. « On travaille sur des betteraves capables de bloquer la transmission du virus. Mais c’est un processus long. Et entre-temps, les agriculteurs ont besoin d’outils. »

Des solutions biologiques, comme les nématodes ou les prédateurs naturels des pucerons, sont testées. Mais leur efficacité reste limitée face à des vagues massives d’infestation. « Ce n’est pas une question de bonne volonté », souligne Camille Lefebvre. « C’est une question de réalité agricole. »

Quel avenir pour la Loi Duplomb et la politique agricole ?

Le sénateur Laurent Duplomb, à l’origine de la loi portant son nom, n’a pas dit son dernier mot. « Cette censure ne met pas fin au combat », affirme-t-il dans un entretien. « Je reviendrai avec un texte plus ciblé, plus conforme aux exigences constitutionnelles. L’enjeu est trop important pour l’abandonner. »

La bataille politique s’annonce serrée. Marc Fesneau, député MoDem et ancien ministre de l’Agriculture, appelle à un changement de comportement des consommateurs : « Achetez du sucre français. Il est produit dans des conditions plus exigeantes. C’est un acte citoyen. »

Des manifestations sont déjà annoncées. En janvier 2024, des dizaines de milliers d’agriculteurs avaient bloqué les routes pour défendre leurs revenus. Cette fois, le message pourrait être plus ciblé : « Sauvons la betterave ». Alexandre Pelé prévient : « Si on ne trouve pas de solution, on ne parlera plus de crise, mais d’effondrement. »

Le gouvernement, quant à lui, reste prudent. Il soutient les efforts de recherche, mais refuse de rouvrir la porte aux néonicotinoïdes sans garantie. « On ne peut pas sacrifier la biodiversité sur l’autel de la productivité », déclare une source ministérielle. « Mais on ne peut pas non plus laisser une filière stratégique disparaître. »

Que révèle ce conflit sur nos choix collectifs ?

La querelle autour de la Loi Duplomb n’est pas qu’un débat agricole. Elle est le miroir de nos contradictions. D’un côté, une société qui exige des aliments propres, des écosystèmes préservés, des abeilles protégées. De l’autre, une filière qui peine à survivre, des exploitations familiales menacées, une souveraineté alimentaire en jeu.

Le choix entre rendement et biodiversité n’est pas nouveau, mais il se pose désormais avec une intensité inédite. « On ne peut plus faire comme si les deux étaient indépendants », estime le Dr Cassignol. « Il faut penser l’agriculture comme un écosystème global. »

Des voix s’élèvent pour proposer une sortie par le haut. Une « transition encadrée », avec des dérogations strictes, des contrôles renforcés, et surtout, un alignement des normes d’importation. « On ne peut pas demander à nos agriculteurs d’être les plus verts d’Europe s’ils sont concurrencés par des produits non conformes », insiste David Grassin.

Pour Camille Lefebvre, la solution passe par le dialogue : « On n’est pas des pollueurs. On veut juste travailler dignement. Et nourrir le pays. »

A retenir

Quel est le rôle de l’acétamipride dans la culture de la betterave ?

L’acétamipride est un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, utilisé pour lutter contre les pucerons vecteurs de la jaunisse, une maladie virale qui détruit les betteraves sucrières. En l’absence d’alternative efficace, les agriculteurs du Centre-Val de Loire le considéraient comme un outil de secours indispensable en cas d’infestation massive.

Pourquoi le Conseil constitutionnel a-t-il censuré la Loi Duplomb ?

Le Conseil a jugé que la réautorisation de l’acétamipride était incompatible avec la Charte de l’environnement, notamment son principe de précaution et de préservation de la biodiversité. Les néonicotinoïdes étant accusés de contribuer à l’effondrement des populations d’abeilles, leur usage a été considéré comme une menace pour l’équilibre écologique.

Quelles sont les alternatives à l’acétamipride ?

Des variétés de betteraves résistantes à la jaunisse sont en développement, mais ne seront disponibles à grande échelle que dans plusieurs années. En attendant, les alternatives restent limitées : une seule pulvérisation autorisée, solutions biologiques peu efficaces face aux fortes pressions, et pratiques culturales renforcées. Les betteraviers bio montrent qu’une production sans néonico est possible, mais à plus petite échelle et avec des contraintes techniques élevées.

Quel impact la censure pourrait-elle avoir sur la filière sucrière ?

La filière redoute une baisse significative des rendements, entraînant une chute de la production nationale. Cela pourrait conduire à importer davantage de sucre, y compris de pays utilisant des pesticides interdits en France, créant une distorsion de concurrence et menaçant la souveraineté alimentaire.

La Loi Duplomb est-elle définitivement enterrée ?

Non. Le sénateur Laurent Duplomb a annoncé qu’il reviendrait avec un nouveau texte, mieux calibré pour respecter les exigences constitutionnelles. Le débat reste ouvert, tant au Parlement qu’au sein de la société civile, et pourrait ressurgir lors de la prochaine campagne betteravière.