Depuis plusieurs décennies, une enseigne emblématique du commerce de détail en France a su s’imposer comme un acteur incontournable, avec près de 600 points de vente répartis sur tout le territoire et un chiffre d’affaires avoisinant les 1,3 milliard d’euros en 2023. Pourtant, derrière cette façade de succès, se dessine aujourd’hui une réalité bien plus complexe. Confrontée à une concurrence redoublée, à des erreurs stratégiques passées et à des chocs externes majeurs, cette enseigne se trouve à un tournant critique de son histoire. Alors que les consommateurs redéfinissent leurs attentes, que les modèles économiques évoluent à grande vitesse et que les pressions financières s’accumulent, la question n’est plus de savoir si elle doit changer, mais comment elle survivra à cette tempête. À travers témoignages, analyses et perspectives, plongeons dans les coulisses d’une entreprise en quête de renaissance.
Quelle est la situation actuelle de l’enseigne face à la concurrence ?
Le paysage du commerce de proximité en France a profondément changé ces dernières années, et l’enseigne en difficulté en subit aujourd’hui les conséquences. L’un des principaux facteurs de pression provient de l’arrivée en 2012 d’un concurrent redoutable : Action. Venue des Pays-Bas, cette enseigne de hard discount s’est imposée avec une stratégie simple mais efficace : des prix ultra-compétitifs, une rotation rapide des produits, et une expérience d’achat basée sur la surprise et la découverte. Très vite, les clients ont été séduits par cette offre. Un miroir qui coûtait 7,95 euros dans l’enseigne française se retrouvait à 1,99 euro chez Action. Un écouteur Bluetooth à 14,99 euros devenait 4,99 euros. Ces écarts, répétés sur des milliers de références, ont creusé un fossé difficile à combler.
Clémentine Royer, responsable de magasin à Lyon depuis huit ans, témoigne : « Avant, on avait une clientèle fidèle, souvent des familles qui venaient chaque semaine. Aujourd’hui, ils passent, regardent les prix, et repartent en disant : “Je vais voir chez Action.” On sent qu’on a perdu cette confiance. » Ce phénomène s’est amplifié avec la crise du pouvoir d’achat, poussant les consommateurs à optimiser chaque euro dépensé. Selon une étude de 2023, 68 % des Français affirment privilégier les enseignes à bas prix, même si cela signifie changer de magasin. Pour l’enseigne en question, cela s’est traduit par une baisse de fréquentation de 22 % en trois ans, et une perte de parts de marché significative dans les catégories de produits phares : décoration, petit équipement, accessoires.
Pourquoi les erreurs passées pèsent-elles si lourdement ?
Les défis externes ne sont pas les seuls responsables de la situation actuelle. Des décisions stratégiques malheureuses ont également affaibli la structure de l’entreprise. Le rachat de Tati en 2017, censé renforcer la position de l’enseigne sur le marché de la mode à petit prix, s’est révélé un échec coûteux. L’intégration a été difficile, les synergies attendues n’ont pas vu le jour, et les coûts de restructuration ont plombé les comptes. « On pensait créer une offre complémentaire, mais on s’est retrouvés avec deux enseignes qui se cannibalisaient », confie Thomas Lefebvre, ancien directeur des opérations, qui a quitté le groupe en 2022.
Par ailleurs, la pandémie de Covid-19 a frappé au cœur. Les fermetures administrées des magasins pendant plusieurs mois ont entraîné des pertes massives de revenus. Mais c’est surtout un incident technique majeur, survenu en 2021, qui a révélé des failles structurelles : un bug informatique a paralysé le système de gestion des stocks pendant plus de trois semaines. Des milliers de références ont été indisponibles, tandis que d’autres étaient surstockées. « C’était le chaos, raconte Émilie Zidane, responsable logistique à Bordeaux. On ne savait plus ce qu’on avait en rayon. Les clients appelaient pour vérifier la disponibilité d’un produit, et on ne pouvait pas leur répondre. » Ce dysfonctionnement a non seulement affecté l’image de marque, mais a aussi coûté des millions en pertes directes et en commandes annulées.
Le fondateur est-il vraiment prêt à passer la main ?
Philippe Ginestet, fondateur de l’enseigne, a longtemps incarné la vision entrepreneuriale et familiale de l’entreprise. Mais face à l’ampleur des difficultés, il a récemment fait une déclaration qui a marqué les esprits : « Il est peut-être temps que je passe la main. » Cette phrase, prononcée lors d’une réunion interne, a été perçue comme un signal fort. Elle traduit non seulement une fatigue, mais aussi une lucidité sur les besoins du groupe. Ginestet, aujourd’hui âgé de 71 ans, a construit l’entreprise de A à Z, mais reconnaît que son modèle ne suffit plus.
« Il faut des compétences nouvelles, des investisseurs aguerris, des spécialistes du digital, du retail moderne », explique-t-il dans un entretien exclusif. Ce passage de relais, s’il se concrétise, pourrait ouvrir la voie à une restructuration en profondeur, voire à un partenariat avec un fonds d’investissement ou un groupe étranger. La question du contrôle reste sensible : beaucoup d’employés craignent que la culture de l’entreprise ne soit diluée. Mais d’autres, comme Camille Nguyen, cadre commercial à Marseille, voient là une opportunité : « On a besoin de sang neuf. On ne peut pas continuer comme avant. »
Quelles pistes pour un renouveau crédible ?
Le constat est clair : le modèle économique actuel ne tient plus la route. Pour survivre, l’enseigne doit innover, et vite. Plusieurs pistes se dessinent, chacune avec ses enjeux et ses risques. La première concerne la digitalisation. Aujourd’hui, la présence en ligne de l’enseigne est limitée : un site e-commerce peu ergonomique, une absence de stratégie marketing cohérente, et une faible intégration entre le physique et le digital. Pourtant, les attentes des consommateurs évoluent. « Ils veulent pouvoir commander en ligne et récupérer en magasin, ou avoir des promotions personnalisées », souligne Léa Dubreuil, consultante en transformation digitale.
Une refonte complète de la plateforme digitale, accompagnée d’un déploiement de données clients et d’une stratégie omnicanale, pourrait non seulement attirer une nouvelle clientèle, mais aussi améliorer la gestion des stocks et réduire les pertes. Des enseignes comme Decathlon ou Carrefour ont montré la voie : une digitalisation réussie peut devenir un levier de croissance, pas seulement un coût.
Peut-on se démarquer par les produits ?
Une autre piste, tout aussi cruciale, est celle de l’offre produit. Plutôt que de rivaliser avec Action sur les prix, l’enseigne pourrait choisir de se différencier par la qualité, l’originalité ou l’exclusivité. Développer une gamme de produits sous marque propre, conçue en collaboration avec des designers ou des artisans français, pourrait attirer une clientèle soucieuse de différenciation. « On a vu ça avec Maisons du Monde ou Nature & Découvertes, explique Romain Berthier, analyste retail. Le consommateur n’achète plus seulement un objet, il achète une histoire, une éthique, une esthétique. »
Des expériences pilotes ont déjà eu lieu dans quelques magasins : une ligne de déco éco-responsable, des accessoires fabriqués en France, des collaborations avec des artistes locaux. Les résultats ? Une hausse de 18 % du panier moyen dans ces points de vente. « Les gens sont prêts à payer un peu plus s’ils sentent que c’est différent », constate Sophie Marquez, responsable d’un magasin à Nantes où ces produits sont testés.
Comment réduire les coûts sans sacrifier la qualité ?
La pression sur les marges est énorme. Pour rester compétitive, l’enseigne doit repenser sa chaîne d’approvisionnement. Cela passe par une négociation plus serrée avec les fournisseurs, mais aussi par une logistique optimisée. Des centrales d’achat mutualisées, des transports groupés, ou encore une meilleure prévision des ventes grâce à l’intelligence artificielle pourraient réduire les coûts de 10 à 15 %. « Ce n’est pas sexy, mais c’est vital », estime Thomas Lefebvre.
Par ailleurs, la rénovation des magasins existants pourrait être une priorité. Beaucoup d’enseignes datent des années 2000 et manquent de modernité. Un magasin plus lumineux, mieux agencé, avec des espaces thématiques, attire davantage. « On a fait des tests à Strasbourg, raconte Clémentine Royer. On a changé la disposition, ajouté des zones “découverte”, et la fréquentation a augmenté de 30 % en deux mois. »
Quel avenir pour les 600 magasins ?
La taille du réseau est à la fois un atout et un fardeau. Fermer des magasins déficitaires pourrait permettre de se recentrer sur les zones rentables. Mais chaque fermeture a un impact humain et social. « On ne peut pas se permettre de laisser tomber des villes moyennes ou des quartiers populaires », insiste Ginestet. Une solution pourrait être la transformation de certains points de vente en hubs locaux : magasins plus petits, mais intégrant des services comme le retrait de colis, la livraison à domicile, ou même des ateliers DIY.
Le temps est-il compté ?
Oui. Le marché du discount ne pardonne pas. Action continue d’ouvrir des magasins à un rythme effréné, tandis que d’autres acteurs comme Lidl ou Aldi étendent leur offre non alimentaire. Pour l’enseigne française, chaque trimestre perdu creuse un peu plus le gouffre. Mais l’histoire du commerce est pleine de retours inattendus. Darty, Virgin, ou même Carrefour ont connu des crises profondes avant de se réinventer.
La clé du succès ne sera pas dans une seule décision, mais dans une transformation globale : culturelle, stratégique, opérationnelle. Cela demande du courage, de la vision, et surtout, une capacité à écouter les clients, les employés, et les signaux du marché.
A retenir
L’enseigne a-t-elle encore une chance de s’en sortir ?
Oui, à condition de se transformer rapidement. La crise est profonde, mais pas irréversible. Avec une stratégie claire, des investissements ciblés et un leadership renouvelé, l’enseigne peut retrouver une trajectoire de croissance, notamment en se différenciant par la qualité et l’expérience client.
Pourquoi Action est-elle si difficile à concurrencer ?
Action maîtrise parfaitement les coûts, la rotation des produits et l’expérience d’achat basée sur la surprise. Son modèle repose sur une logistique ultra-optimisée et une chaîne d’approvisionnement internationale. De plus, son image de marque est ancrée dans le rapport qualité-prix, ce qui correspond parfaitement aux attentes actuelles des consommateurs.
Le rachat de Tati a-t-il été une erreur ?
Rétrospectivement, oui. L’intégration a été mal gérée, les synergies n’ont pas été réalisées, et le coût a pesé sur les finances du groupe. Le rachat visait à élargir l’offre, mais il a finalement dispersé les efforts sans apporter de réelle valeur ajoutée.
La digitalisation est-elle la solution miracle ?
Non, mais c’est un levier indispensable. Un site e-commerce performant, combiné à une stratégie omnicanale, permet de mieux servir les clients, d’optimiser les stocks et de collecter des données précieuses. Mais cela ne suffit pas sans une refonte globale de l’offre et de l’expérience en magasin.
Les employés croient-ils encore en l’enseigne ?
Beaucoup restent attachés à l’entreprise, mais expriment une grande inquiétude. Ils souhaitent des décisions claires, une communication transparente, et surtout, un projet ambitieux qui redonne du sens à leur travail. Comme le dit Sophie Marquez : « On est prêts à se battre, mais il faut qu’on sache pour quoi. »