Il ne faut surtout pas se mettre en autopilote face à l’intelligence artificielle

Dans un monde où l’intelligence artificielle semble réservée aux ingénieurs en blouse blanche et aux data scientists cloîtrés dans des laboratoires high-tech, il est rafraîchissant de découvrir des pionnières qui ont emprunté des chemins détournés pour s’imposer à l’avant-garde de cette révolution technologique. Loin des silos académiques traditionnels, certaines femmes, formées aux sciences humaines, ont su transformer leur curiosité intellectuelle en innovation concrète, en mêlant culture, art et technologie. Leur parcours, à la fois atypique et inspirant, révèle combien la diversité des profils est essentielle pour façonner une IA éthique, créative et humaine.

Comment des profils en sciences humaines ont-ils pu devenir des actrices de l’IA ?

Le récit de Camille Lepage, cofondatrice d’Ask Mona, illustre parfaitement cette trajectoire inattendue. Issue d’un double cursus en droit et en histoire, elle n’a jamais mis les pieds dans une école d’ingénieurs. Pourtant, dès 2016, elle plonge dans les arcanes de l’intelligence artificielle, non par calcul, mais par nécessité. Son projet initial, un média numérique dédié à l’histoire de Paris, attire un public avide de découvertes culturelles. Très vite, les lecteurs demandent des recommandations personnalisées : où sortir, quelle exposition visiter, quel concert ne pas manquer. C’est là que l’idée germe : et si une machine pouvait aider à répondre à ces besoins, tout en restant sensible au goût et à la sensibilité humaine ?

C’est ainsi qu’en 2017, aux côtés de Valentin Schmite, elle lance Ask Mona, un chatbot capable de conseiller des expériences artistiques sur mesure. Ce n’est pas un simple algorithme de recommandation basé sur des données froides, mais un système conçu avec une approche narrative, presque littéraire. « Nous voulions que l’IA parle comme un ami passionné de culture, pas comme un moteur de recherche », confie Camille. Cette nuance, elle la doit à son regard de scénariste plus que de codeuse. Son parcours montre que l’IA n’est pas seulement une affaire de logique, mais aussi de langage, d’émotion et de contexte.

Pourquoi « mettre les mains dans le cambouis » a-t-il été décisif ?

Camille insiste sur cette expression : « mettre les mains dans le cambouis ». Elle ne parle pas d’une immersion technique dans les lignes de code, mais d’une confrontation directe aux réalités du terrain. En co-créant Ask Mona, elle a dû comprendre comment fonctionnait un modèle de machine learning, comment entraîner un bot à comprendre les nuances d’une demande comme « je cherche quelque chose de surprenant mais pas trop bruyant ». Elle a dû collaborer avec des développeurs, poser les bonnes questions, traduire des attentes humaines en données exploitables.

« C’est là que j’ai compris que l’IA, c’est d’abord une affaire de dialogue entre disciplines », explique-t-elle. Cette expérience pratique lui a donné une légitimité inattendue. Aujourd’hui, elle et Valentin enseignent l’impact de l’IA dans plusieurs universités, dont Sciences Po Paris. Leurs cours ne se contentent pas d’expliquer les algorithmes : ils interrogent la place de l’humain dans les systèmes intelligents, les biais culturels des données, ou encore la responsabilité éthique des concepteurs. Leur force ? Une approche transversale, née d’un apprentissage sur le tas, loin des silos académiques.

Quel rôle l’art joue-t-il dans l’exploration de l’IA ?

En 2015, bien avant la vague médiatique autour de l’IA, une scène artistique émergente commence à s’emparer de cette technologie. Des créateurs expérimentent avec des réseaux de neurones pour générer des œuvres visuelles, des musiques inédites, ou des performances interactives. C’est dans ce contexte que Camille ressent une attirance particulière pour l’art comme laboratoire d’exploration. « L’artiste, c’est celui qui pose les questions avant qu’elles ne deviennent urgentes », dit-elle.

Elle citerait volontiers le travail de Léonie Dubois, une artiste numérique qu’elle a rencontrée lors d’une résidence à la Cité des arts de Paris. Léonie a conçu une installation où un chatbot dialogue avec les visiteurs sur leurs souvenirs d’enfance, puis crée en temps réel des poèmes à partir de ces récits. Mais au fil des jours, le bot commence à inventer des souvenirs, brouillant la frontière entre vérité et fiction. « Ce n’est pas seulement une œuvre esthétique, c’est une alerte », commente Camille. Elle y voit une métaphore puissante des dangers de l’IA générative : la manipulation de la mémoire, la création de fausses réalités, l’usurpation de l’intime.

Cette expérience a renforcé chez elle l’idée que l’art ne doit pas être un simple « accompagnement » de la technologie, mais un contre-pouvoir, un espace de mise en tension. Ask Mona, bien qu’étant une entreprise, s’inscrit dans cette logique : chaque projet culturel qu’ils développent intègre une dimension expérimentale, une forme de recherche artistique. En Roumanie, par exemple, ils ont collaboré avec des musées pour créer des visites guidées par une IA qui s’adapte au niveau d’attention du visiteur, détecté par caméra. Un projet à la fois technique, éducatif… et profondément artistique.

Comment l’IA transforme-t-elle l’économie culturelle ?

Le développement d’Ask Mona dans 13 pays et sur près de 200 projets culturels montre que l’IA n’est pas qu’un outil de divertissement, mais un levier économique majeur. Les institutions culturelles, souvent en manque de moyens, trouvent dans ces technologies des solutions pour toucher de nouveaux publics, personnaliser l’expérience, ou même automatiser certaines tâches sans sacrifier la qualité.

Le témoignage de Raphaël Tardieu, directeur d’un petit théâtre indépendant à Bruxelles, est éloquent. « Avant, nous avions trois salariés pour gérer les réservations, les newsletters, les réseaux sociaux. Aujourd’hui, une IA conçue avec Ask Mona gère 70 % de ces tâches, et nous avons pu embaucher un dramaturge supplémentaire. » Pour lui, l’IA n’a pas remplacé l’humain, elle a libéré de la créativité. Ce paradoxe — automatiser pour humaniser — est au cœur de la vision de Camille.

Mais ce n’est pas sans risques. Comme le souligne la chercheuse en sociologie numérique Éléonore Vasseur, « plus les institutions dépendent de l’IA, plus elles risquent de perdre leur autonomie face aux fournisseurs de technologie ». Camille en est consciente : « Nous ne vendons pas seulement un logiciel, nous vendons une méthode. Et nous insistons pour que les données restent la propriété des institutions. » Une éthique du partage, pas de l’exploitation.

Quel impact l’IA a-t-elle sur la création artistique elle-même ?

L’IA ne se contente plus d’aider à diffuser l’art : elle participe à sa création. Certains artistes collaborent avec des modèles génératifs pour concevoir des œuvres hybrides. D’autres, comme le collectif « Neural Echo », utilisent des algorithmes pour interroger la notion d’auteur. Camille raconte une performance à Berlin où une IA écrivait des scènes de théâtre en direct, inspirées par les émotions du public captées par des capteurs biométriques. « Le public devenait à la fois spectateur et acteur, et l’IA, un co-auteur invisible. »

Pourtant, cette évolution inquiète. « Quand un algorithme compose une symphonie, qui en est l’auteur ? », interroge le compositeur Julien Maréchal. « Et si demain, les maisons de disques préfèrent des œuvres générées à moindre coût plutôt que d’investir dans des artistes vivants ? » Camille partage cette inquiétude, mais elle y voit aussi une opportunité : « L’IA force à repenser la valeur de l’art. Ce n’est plus seulement dans l’objet fini, mais dans le processus, l’intention, la présence humaine. »

Quelle place pour les femmes dans l’économie de l’IA ?

Le secteur de l’IA reste dominé par les hommes, surtout dans les fonctions techniques et décisionnelles. Pourtant, des femmes comme Camille Lepage, ou encore la chercheuse en éthique de l’IA Inès Rahal, montrent qu’une autre voie est possible. « Nous ne venons pas avec des réponses toutes faites, mais avec des questions », dit Camille. Cette posture, souvent associée aux sciences humaines, est une force, pas une faiblesse.

Elle cite le cas de Salomé N’Toumi, une jeune entrepreneuse algérienne qui a développé une IA pour traduire des contes oraux berbères en langues modernes, tout en préservant leur rythme et leurs métaphores. « Elle ne voulait pas d’une traduction littérale, mais d’une re-création. C’est exactement ce que nous essayons de faire à Ask Mona. » Ces initiatives montrent que l’IA peut servir à préserver des cultures menacées, à donner la parole à ceux qui n’ont pas de voix dans les grandes plateformes technologiques.

Quelles leçons peut-on tirer de ces parcours atypiques ?

Le succès d’Ask Mona n’est pas dû à une maîtrise parfaite des algorithmes, mais à une capacité à poser les bonnes questions. Qu’est-ce que l’humain attend d’une machine ? Comment l’IA peut-elle servir la culture plutôt que de la remplacer ? Quelle éthique pour les données sensibles ? Ces questions, Camille les a apprises non dans un manuel de programmation, mais dans les rues de Paris, les salles de musée, les festivals d’art numérique.

Comme le dit Valentin Schmite, son cofondateur : « Nous avons construit Ask Mona comme on écrit un roman : avec des personnages, des intentions, des tensions. L’IA, c’est du storytelling augmenté. » Cette vision, à la croisée de la technologie et de l’humanité, pourrait bien être l’avenir d’une intelligence artificielle plus juste, plus sensible, et surtout, plus inclusive.

Conclusion

L’émergence de femmes issues des sciences humaines dans l’économie de l’IA n’est pas une exception, mais un signe de maturité. Elle montre que la technologie ne peut plus se penser sans culture, sans éthique, sans récit. Les parcours de Camille Lepage, Valentin Schmite et de leurs collaborateurs prouvent que l’innovation ne naît pas seulement dans les laboratoires, mais aussi dans les bibliothèques, les théâtres, les rues. L’IA de demain ne sera pas celle des seuls ingénieurs, mais celle de tous ceux qui osent la questionner, la rêver, et l’humaniser.

A retenir

Comment une formatrice en sciences humaines a-t-elle pu réussir dans le monde de l’IA ?

Camille Lepage a transformé sa curiosité pour la culture et le récit en innovation technologique. Son double cursus en droit et histoire lui a permis d’aborder l’IA comme un outil de médiation culturelle, pas seulement comme une machine à calculer. C’est cette approche humaine qui a fait la différence.

Pourquoi l’art est-il un terrain d’expérimentation essentiel pour l’IA ?

L’art permet de tester les limites éthiques, esthétiques et émotionnelles de l’IA. Il pose des questions avant qu’elles ne deviennent des crises. Des œuvres comme celles de Léonie Dubois ou du collectif Neural Echo montrent que l’IA peut être un miroir de nos contradictions, pas seulement un outil de performance.

L’IA menace-t-elle les emplois dans la culture ?

Non, pas nécessairement. Comme le montre l’exemple du théâtre de Bruxelles, l’IA peut automatiser les tâches répétitives et libérer du temps pour la créativité. Le danger n’est pas la technologie elle-même, mais la manière dont elle est appropriée : il faut que les institutions gardent le contrôle de leurs données et de leurs choix artistiques.

Quel avenir pour une IA plus humaine ?

Le futur de l’IA passe par la diversité des profils qui la conçoivent. Des historiens, des philosophes, des artistes doivent s’inviter dans les équipes de développement. Ce n’est pas une question de mode, mais de survie : une IA sans culture est une machine vide. Ce que construisent aujourd’hui des pionniers comme Camille, c’est une intelligence qui se souvient d’où elle vient, et qui sert ceux qui l’utilisent.