La Chine abandonne les espèces : ce que cette révolution numérique cache en 2025

En Chine, le quotidien s’achète désormais du bout des doigts. Ce n’est plus un billet froissé sorti d’une poche, mais un simple scan de QR code qui règle l’addition au marché, dans le métro ou même chez le vendeur de nouilles ambulant. Ce basculement massif vers une économie numérique n’est pas seulement une révolution technologique : il redessine les rapports sociaux, réorganise les pouvoirs économiques et interroge profondément la notion de liberté individuelle. Entre enthousiasme des jeunes urbains et désarroi des aînés, entre surveillance accrue et innovation fulgurante, la Chine trace un chemin que le monde observe avec attention — et parfois inquiétude.

Comment la Chine est-elle devenue un laboratoire de la monnaie numérique ?

Il y a dix ans, les rues de Shanghai grouillaient encore de portefeuilles et de pièces tintant dans les poches. Aujourd’hui, un simple smartphone suffit. Ce changement fulgurant s’est opéré grâce à l’irruption de deux géants du numérique : WeChat Pay et Alipay. Ces applications, nées dans l’écosystème des géants Tencent et Ant Group, ont su transformer les smartphones en véritables banques de poche. Pour Liu Mei, 29 ans, enseignante à Pékin, cette transition fut naturelle : « J’ai commencé à payer mes cafés avec Alipay à l’université. En trois ans, je n’ai plus jamais sorti de cash. C’est plus rapide, plus sûr, et tout le monde l’utilise. »

Pourtant, ce progrès n’a pas été uniforme. À Chengdu, Zhang Weiguo, 72 ans, ancien ouvrier d’usine, raconte son quotidien : « Je vais au marché, et les vendeurs refusent les yuans en papier. Ils me montrent leur écran, je ne comprends pas. Je dois appeler mon petit-fils pour qu’il m’aide à payer. » Son témoignage illustre une fracture invisible mais profonde : celle qui oppose les générations. Tandis que les jeunes ne conçoivent plus la vie sans paiement numérique, les seniors, souvent peu à l’aise avec les smartphones, se retrouvent marginalisés.

Le gouvernement chinois, conscient de ce décalage, a lancé des campagnes de formation dans les quartiers populaires. Des bénévoles, souvent des étudiants, enseignent aux aînés à scanner un code, à recharger un portefeuille numérique. Mais ces efforts restent ponctuels. « On ne peut pas apprendre à un homme de 75 ans à vivre comme un geek de 25 », souligne le sociologue Li Wenjun. « Il faut repenser l’accessibilité, pas seulement former. »

Qui contrôle l’argent dans une société sans espèces ?

La montée en puissance des plateformes privées a profondément modifié l’équilibre des pouvoirs financiers. WeChat et Alipay, bien qu’ils opèrent sous supervision étatique, ont accru leur influence au point de concurrencer directement les banques publiques. Ces dernières, longtemps dominantes, voient leurs marges s’amenuiser. « Les banques traditionnelles étaient lentes, peu innovantes », explique Chen Yating, analyste financière à Shenzhen. « Tencent et Ant Group ont comblé ce vide en offrant des services rapides, intuitifs, intégrés à la vie quotidienne. »

Cette hégémonie privée a inquiété Pékin. D’où l’initiative du yuan numérique, ou e-CNY, lancée par la Banque populaire de Chine. Contrairement aux monnaies privées, cette monnaie digitale est directement émise par l’État. Elle permet de garder un contrôle souverain sur la circulation monétaire. « C’est un outil de politique économique, mais aussi de sécurité nationale », affirme Huang Zemin, conseiller économique auprès du ministère des Finances. « Si un jour les plateformes privées venaient à dysfonctionner, nous aurions une alternative directe. »

Pourtant, malgré 260 millions de comptes ouverts, l’e-CNY peine à s’imposer. Pourquoi ? Parce qu’il manque d’incitations. « Alipay me donne des coupons, des réductions, des loteries », constate Liu Mei. « Le yuan numérique, c’est juste… de l’argent. Sans bonus, sans jeu, sans réseau social. » De plus, son utilisation reste limitée à certaines villes pilotes. Pour beaucoup, il n’est qu’un gadget administratif.

La fin de l’anonymat : un progrès ou une menace ?

Chaque transaction numérique laisse une trace. En Chine, cette donnée est collectée, analysée, parfois croisée avec d’autres informations personnelles. Le cash, autrefois garant d’anonymat, disparaît progressivement. « Avec le yuan numérique, l’État peut savoir exactement qui a acheté quoi, où, et quand », alerte François Lenglet, économiste français spécialiste des monnaies digitales. « Cela peut servir à lutter contre la corruption, mais aussi à surveiller les comportements. »

À Hangzhou, une mère de famille, Zhou Lan, exprime un malaise diffus : « Je n’ai rien à cacher, mais je n’aime pas l’idée que chaque dépense soit enregistrée. Même si c’est pour lutter contre la fraude, cela change la relation à l’argent. » Ce sentiment est partagé par une partie croissante de la population urbaine, qui redoute une normalisation de la surveillance.

Le gouvernement justifie cette transparence par des arguments de sécurité et d’efficacité. Moins de cash, c’est moins de blanchiment, moins de corruption, moins d’économie parallèle. Mais le revers de la médaille est une société où la liberté financière s’effrite. « On passe d’un système où l’argent était neutre à un système où il est traçable, contrôlable, potentiellement sanctionnable », résume Li Wenjun. « C’est une mutation profonde de la citoyenneté. »

Et l’Europe dans tout ça ? Faut-il craindre ou imiter la Chine ?

En Europe, le débat sur l’euro numérique est encore à ses prémices. La Banque centrale européenne (BCE) y travaille, mais avec une prudence toute différente de celle de Pékin. « Nous ne voulons pas supprimer le cash », insiste la présidente de la BCE, Christine Lagarde. « L’euro numérique serait un complément, pas un remplacement. »

Cette approche reflète une différence fondamentale de philosophie. En Europe, la protection de la vie privée est un pilier. L’euro numérique devrait donc être conçu pour garantir un haut niveau d’anonymat, au moins pour les petites transactions. « Il faut que les citoyens aient le choix », affirme Marc Dubois, économiste à Bruxelles. « Sinon, on risque de créer une fracture similaire à celle de la Chine, mais avec en plus une perte de confiance dans les institutions. »

Pourtant, l’Europe ne peut ignorer l’efficacité du modèle chinois. Les paiements numériques ont boosté l’inclusion financière dans certaines zones rurales, réduit les coûts de transaction et accéléré la croissance. « On peut s’inspirer de la rapidité d’adoption chinoise, sans copier le contrôle étatique », propose Dubois. « L’enjeu est de trouver un juste milieu. »

Quelles leçons tirer de l’expérience chinoise ?

La Chine a prouvé qu’une société pouvait basculer massivement dans le numérique en moins d’une décennie. Ce succès repose sur une combinaison de volonté politique, d’innovation privée et d’acceptation sociale — du moins chez les jeunes. Mais ce modèle n’est pas sans failles. La fracture générationnelle, la dépendance aux plateformes privées et les risques pour la vie privée montrent que la modernité a un prix.

Pour les pays occidentaux, l’enjeu n’est pas de reproduire ce modèle, mais d’en extraire les enseignements. Comment offrir des services numériques efficaces tout en protégeant les plus vulnérables ? Comment innover sans sacrifier les libertés fondamentales ? La réponse ne tient ni dans une technologie parfaite, ni dans une régulation étouffante, mais dans un équilibre fragile entre progrès et humanisme.

A retenir

Le paiement numérique en Chine a-t-il vraiment remplacé l’argent liquide ?

Oui, dans les grandes villes et pour les jeunes générations, le cash est devenu marginal. Les transactions quotidiennes — transports, achats, services — se font presque exclusivement via WeChat Pay ou Alipay. Cependant, dans les zones rurales ou parmi les seniors, l’argent liquide subsiste encore, souvent par nécessité.

Pourquoi le yuan numérique peine-t-il à s’imposer ?

Malgré un fort déploiement institutionnel, le yuan numérique manque d’incitations concrètes pour les utilisateurs. Il n’offre ni bonus, ni intégration sociale comme les applications privées. De plus, son utilisation reste limitée géographiquement, et sa complexité perçue freine son adoption, surtout chez les personnes âgées.

Les paiements numériques en Chine sont-ils surveillés par l’État ?

Oui, chaque transaction laisse une trace numérique. Dans le cas du yuan numérique, la Banque populaire de Chine peut théoriquement suivre chaque mouvement d’argent. Même les plateformes privées comme Alipay partagent des données avec les autorités dans le cadre de la lutte contre la fraude et la sécurité financière. Cette surveillance soulève des questions éthiques sur la vie privée.

L’euro numérique sera-t-il comme le yuan numérique ?

Non, selon les intentions actuelles de la BCE. L’euro numérique vise à être un complément au cash, pas un remplacement. Il devrait offrir un haut niveau de confidentialité pour les petites transactions, et son développement est conçu avec une forte attention aux droits fondamentaux, contrairement au modèle chinois plus centralisé.

Les seniors en Chine sont-ils exclus du système financier actuel ?

De nombreux seniors rencontrent des difficultés d’accès aux paiements numériques. Sans formation adéquate ou interface adaptée, ils dépendent de leurs familles pour effectuer des transactions simples. Cela crée une forme d’exclusion financière, malgré des initiatives locales pour les accompagner. Le défi de l’inclusion reste entier.