À Paris, dans le 14e arrondissement, un mouvement silencieux mais puissant est en train de redessiner le visage de la vie de quartier. Ici, la proximité n’est plus une simple coïncidence géographique, mais un projet collectif, porté par des habitants qui refusent que la ville les isole. Leur ambition ? Créer une maison commune, vivante, ouverte à tous, où chaque geste, chaque rencontre, participe à renforcer les liens. Ce n’est pas une utopie, c’est une réalité en construction, pierre après pierre, salutation après salutation.
Comment une idée simple devient un projet de quartier
En 2017, un groupe de voisins décide de ne plus subir la solitude urbaine. Ils fondent l’association « La République des Hyper Voisins », un nom qui sonne comme un manifeste. Leur territoire ? Un secteur délimité entre Alésia et le parc Montsouris, bordé par les avenues Général-Leclerc, René-Coty et Reille. Un quartier dense, cosmopolite, où les regards se croisent mais ne s’arrêtent pas. Leur objectif ? Transformer cette indifférence en complicité.
Leur première arme ? La politesse. Une arme douce, mais redoutablement efficace. Ils lancent un défi : passer de cinq « bonjour » par jour à cinquante. Un chiffre qui semble dérisoire, mais qui, appliqué collectivement, change la donne. « Quand on commence à se saluer, on devient visible, on existe aux yeux des autres », explique Camille Lefebvre, 43 ans, professeure de philosophie et membre active depuis les débuts. « Ce n’est pas un geste anodin. C’est le premier pas vers la confiance. »
Leur événement phare, la « table d’Aude », en est la preuve vivante. Chaque mois de novembre, la rue se transforme en salle à manger géante. Mille couverts sont installés en plein cœur de la chaussée. Chaque habitant apporte un plat, une chaise, parfois une guitare. Ce n’est ni un festival ni une manifestation politique, mais un acte de réappropriation de l’espace public. « L’année dernière, j’ai partagé une tarte aux poireaux avec une voisine que je croisais depuis dix ans sans jamais lui parler », raconte Thomas Rey, 61 ans, retraité de la RATP. « On a discuté trois heures. Depuis, on se dit bonjour tous les matins. »
Pourquoi une maison commune devient un besoin concret
Les apéros, les cafés partagés, les soirées cinéma improvisées, tout cela est beau, mais éphémère. Pour que le lien dure, il faut un lieu. Un lieu fixe, ouvert, qui appartienne à personne et à tous à la fois. L’idée germe : acheter un local, le transformer en maison commune, et le gérer collectivement. En 2023, l’opportunité se présente : une ancienne imprimerie, rue de l’Aude, est mise en vente. 120 mètres carrés, au cœur du quartier. Le prix ? 600 000 euros. Une somme considérable pour un projet citoyen.
La solution ? La brique solidaire. 600 parts de 1 000 euros chacune, accessibles à tous. Chaque brique est un engagement, un acte de citoyenneté concrète. « Ce n’est pas un investissement immobilier, c’est un acte de confiance en la communauté », insiste Erwan Delmas, 52 ans, architecte et l’un des premiers à avoir acheté une brique. « J’ai versé mon 1 000 euros en pensant à mes enfants, à l’endroit où ils grandissent. Je veux qu’ils sachent que leurs voisins ne sont pas des inconnus. »
Le Crédit mutuel du quartier relaie l’initiative avec un prêt solidaire de 1 000 euros sur cinq ans, accessible à tous, même aux plus modestes. La mensualité ? Environ 18 euros. Moins qu’un abonnement mensuel à un service de streaming. « C’est une brique, mais c’est aussi une clé », sourit Laure Pons, 58 ans, ancienne libraire. « J’en ai pris trois : une pour moi, une pour mon mari, une pour mon fils qui vit à Barcelone mais revient souvent. Pour lui, c’est un ancrage, un chez-lui, même à distance. »
Quels usages concrets pour cette maison du voisinage ?
Le projet n’est pas sentimental. Il est fonctionnel. La maison, une fois rénovée, deviendra un outil au service du quotidien. Deux soirées par semaine seront réservées aux habitants pour organiser des repas, des réunions, des ateliers. Mais l’activité ne s’arrêtera pas là.
Le jour, l’espace accueillera des ateliers de tricot, des séances d’aide aux devoirs pour les enfants, des cours de cuisine intergénérationnels. « On veut que ce soit utile, pas seulement sympathique », précise Anne Vasseur, 75 ans, ancienne enseignante. « J’ai deux perceuses, trois tournevis, une scie sauteuse. Je les prête déjà, mais ici, elles seront accessibles à tous. Et puis, j’aimerais qu’on crée un groupe pour les jeunes parents. Être nouveau dans le quartier, avec un bébé, c’est dur. On se sent seul. »
Des services pratiques seront mis en place : un point-colis, un local pour les objets trouvés, un espace de prêt pour des équipements lourds comme un diable ou un vélo-cargo. « À Paris, on vit dans des espaces de plus en plus petits », note Suzanne Dubois, anesthésiste et bénévole des Transmetteurs, une association qui relie les savoirs entre générations. « On n’a pas toujours la place de stocker un vélo, une machine à laver en panne, ou des outils. Ce lieu, c’est aussi de la mutualisation intelligente. »
Elle prévoit d’y organiser des ateliers santé hebdomadaires : prévention, orientation vers les soins, gestion du stress. « La santé, ce n’est pas que les hôpitaux. C’est aussi le lien, le soutien, la prévention. Un voisin qui sait qu’il peut venir discuter d’un malaise, d’un traitement, c’est déjà une avancée. »
Qui sont les habitants derrière ce projet ?
Le mouvement rassemble des profils variés, mais unis par une même envie : vivre autrement. Le fil WhatsApp de l’association compte 2 000 membres, divisés en canaux thématiques : hyper-ciné, hyper-bricolage, hyper-parents. « On ne se connaît pas tous, mais on sait qu’on peut compter sur les autres », dit Camille. « L’autre jour, j’ai demandé un mixeur en prêt. En deux heures, trois voisins m’ont répondu. »
Les acheteurs de briques vont des jeunes couples aux retraités, des travailleurs précaires aux cadres. Certains donnent 1 000 euros, d’autres 50 par mois. Certains participent par conviction, d’autres par intérêt pratique. Mais tous partagent une même conviction : la ville doit redevenir humaine.
« Ce n’est pas un retour au village », nuance Thomas. « On ne veut pas d’un monde fermé, nostalgique. On veut une ville ouverte, mais où on se connaît. Où on peut demander à un voisin de surveiller son chat, ou de garder un colis. Où on n’a pas peur de sonner à une porte. »
Quel est l’état d’avancement du projet ?
Le 7 août, 346 briques avaient été achetées, soit 58 % du montant nécessaire à l’achat et aux travaux. Le rythme s’accélère après les vacances. Un dossier a été déposé dans le cadre du budget participatif de la mairie du 14e. L’objectif ? Obtenir un soutien financier public pour compléter l’effort citoyen.
La promesse de vente est signée. Le notaire est saisi. Le local est déjà imaginé, dessiné, rêvé. « On ne parle plus de “si” on l’achète, mais de “quand” on l’ouvre », sourit Erwan. « Le plus beau, c’est que ce projet n’appartient à personne en particulier. Il appartient à ceux qui y croient, qui y mettent du temps, de l’argent, de l’énergie. »
Pourquoi ce modèle pourrait inspirer d’autres quartiers
La République des Hyper Voisins ne se veut pas une exception. C’est un modèle reproductible. À Paris, à Lyon, à Bordeaux, des initiatives similaires émergent. Mais ici, quelque chose de différent se joue : une structuration durable, des usages concrets, une gouvernance souple mais claire.
« On ne fait pas de la convivialité pour faire joli », insiste Laure. « On crée des outils pour que la vie soit plus simple, plus douce. Et quand la vie est plus douce, on s’entraide, on s’écoute, on s’engage. »
Le projet dépasse largement l’achat d’un local. Il installe une culture du lien. Une culture où dire bonjour n’est pas un geste de politesse, mais un acte politique. Où prêter une perceuse n’est pas une faveur, mais une norme. Où un repas partagé n’est pas un événement, mais un rituel.
Quel avenir pour la maison d’Aude ?
Les portes s’ouvriront bientôt. Pas avec fanfare, mais avec simplicité. Il n’y aura pas de discours grandiloquents, pas de cérémonie officielle. Juste une porte qui s’ouvre, un café qui se prépare, une chaise qui grince. Et puis, peu à peu, des habitudes qui s’installent. Un enfant qui fait ses devoirs, un parent qui récupère son colis, une voisine qui vient tricoter en discutant.
« Ce qu’on construit, ce n’est pas un lieu, c’est un état d’esprit », résume Suzanne. « Un état d’esprit où on se sent chez soi, même quand on est dehors. Où on sait qu’on n’est jamais tout à fait seul. »
A retenir
Qu’est-ce que la République des Hyper Voisins ?
Il s’agit d’une association fondée en 2017 dans le 14e arrondissement de Paris, qui vise à renforcer les liens de voisinage à travers des actions concrètes, des rencontres régulières et la création d’un lieu commun accessible à tous.
Quel est le projet de la maison d’Aude ?
L’association souhaite acquérir et aménager un local de 120 m², ancienne imprimerie rue de l’Aude, pour en faire une maison du voisinage. Ce lieu servira à des activités intergénérationnelles, des ateliers pratiques, des prêts d’outils, et des services de proximité comme la réception de colis ou une machine à laver partagée.
Comment les habitants financent-ils l’achat ?
Le financement repose sur un système de « briques solidaires » : 600 parts de 1 000 euros chacune. Chaque habitant peut acheter une ou plusieurs briques. Un prêt solidaire de 1 000 euros sur cinq ans, proposé par le Crédit mutuel du quartier, permet d’accéder à la brique même avec un petit budget.
Quels sont les usages prévus dans la maison ?
Le lieu accueillera des ateliers (tricot, cuisine, aide aux devoirs), des soirées conviviales, des services pratiques (prêt d’outils, point-colis, objets trouvés), et des activités de santé et de prévention animées par des bénévoles.
Qui participe à ce projet ?
Le mouvement rassemble des habitants de tous âges et profils : retraités, parents, jeunes actifs, travailleurs, bénévoles. Le fil WhatsApp compte 2 000 membres, et les canaux thématiques permettent d’organiser des échanges concrets et réguliers.
Où en est le financement ?
À la mi-août, 346 briques avaient été achetées, soit 58 % du montant nécessaire. Le rythme de souscription s’accélère, et un dossier a été déposé au budget participatif de la mairie du 14e arrondissement pour obtenir un soutien public.
Pourquoi ce projet est-il innovant ?
Il allie convivialité et utilité, élan citoyen et fonctionnalité urbaine. Il ne se contente pas de créer du lien, il le rend durable grâce à un lieu partagé, des usages concrets, et une gouvernance collective. C’est une réponse concrète à la solitude et à l’isolement en milieu urbain.