En plein cœur de l’automne 2024, le monde de la presse française entre de nouveau en résistance face aux géants du numérique. Deux organismes collectifs, l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) et la société Droits voisins de la presse (DVP), ont saisi l’Autorité de la concurrence pour contester les pratiques de Meta, maison mère de Facebook et Instagram, concernant la rémunération des contenus journalistiques. Cette action, coordonnée mais indépendante, marque un tournant dans la lutte des médias pour la reconnaissance de leur valeur dans l’écosystème numérique. Derrière les chiffres et les procédures juridiques, ce sont des rédactions entières, des journalistes, des rédacteurs en chef et des entrepreneurs de l’information qui voient leurs efforts menacés par des déséquilibres structurels. À travers des témoignages, des analyses et des faits, cet article explore les enjeux d’un bras de fer qui dépasse largement la simple question financière.
Qu’est-ce que le conflit entre la presse française et Meta ?
Le cœur du conflit réside dans la rémunération des droits voisins, un mécanisme légal instauré par la directive européenne sur le droit d’auteur en 2019. Ce dispositif permet aux éditeurs de presse de percevoir des compensations lorsque leurs articles sont partagés, extraits ou exploités par des plateformes numériques comme Facebook ou Instagram. En théorie, chaque fois qu’un lien vers un article de presse est publié, ou qu’un extrait est intégré à un fil d’actualité, la plateforme doit verser une redevance aux éditeurs.
Or, selon les documents internes de l’Apig, les négociations avec Meta pour le renouvellement de l’accord signé en 2021 se sont enlisées pendant plus de dix mois. L’offre financière présentée par Meta, d’un montant dépassant à peine 4 millions d’euros, contraste fortement avec les 20 millions versés précédemment. Pour Élodie Fournier, rédactrice en chef d’un hebdomadaire régional basé à Rennes, cette baisse est symptomatique d’un mépris croissant. « Nous passons des heures à produire des enquêtes, des reportages, des analyses. Et on nous dit aujourd’hui que notre travail vaut cinq fois moins qu’il y a trois ans ? C’est une insulte à notre profession », confie-t-elle, visiblement énervée.
Pourquoi les droits voisins sont-ils si importants pour les médias ?
Un mécanisme de compensation légitime
Les droits voisins ne sont pas une invention capricieuse des éditeurs. Ils s’inscrivent dans une logique économique et éthique claire : les plateformes numériques s’enrichissent grâce au contenu de qualité produit par les journalistes, sans en supporter les coûts de production. Les algorithmes de Meta valorisent les titres accrocheurs, les sujets d’actualité brûlante, mais rarement les reportages longs, les investigations ou les articles de fond. Pourtant, ce sont ces contenus-là qui attirent l’audience, et donc la publicité.
Clément Régnier, directeur financier d’un groupe de presse indépendant en Alsace, explique : « Nos recettes publicitaires ont chuté de 40 % en dix ans. Les lecteurs viennent sur notre site via Facebook, consomment l’article, et repartent sans s’abonner. Meta capte la valeur, nous, on assume les coûts. »
Un enjeu de survie pour la presse locale
Si les grands titres nationaux font la une, ce sont surtout les journaux locaux qui sont en première ligne. Sur les 300 médias représentés par l’Apig, une large majorité sont des titres régionaux ou départementaux. Pour eux, les sommes issues des droits voisins ne sont pas des bénéfices superflus, mais des ressources vitales pour maintenir des rédactions en activité.
« Dans notre rédaction de Limoges, on est huit journalistes pour couvrir toute la région », raconte Inès Laroche, rédactrice en chef d’un quotidien local. « On a perdu deux postes l’an dernier. Si on perd aussi les droits voisins, on fermera peut-être l’année prochaine. »
Quel est le rôle de DVP et de l’Apig dans ce conflit ?
Deux structures, une même mission
L’Apig et la DVP, bien que distinctes, poursuivent un objectif commun : défendre collectivement les intérêts des éditeurs face aux géants du numérique. L’Apig, fondée en 2019, représente près de 300 quotidiens, dont des titres nationaux comme Libération ou Le Monde, mais aussi des journaux locaux comme Ouest-France ou La Voix du Nord. La DVP, elle, a été créée spécifiquement pour gérer les droits voisins. Elle regroupe plus de 300 adhérents, dont l’Agence France-Presse, des magazines comme L’Obs, et des agences spécialisées.
« L’idée, c’est de ne pas laisser chaque média négocier seul face à Meta », précise Julien Mercier, porte-parole de la DVP. « Seul, un petit quotidien n’a aucune chance. Ensemble, on a une voix. »
Une stratégie coordonnée mais indépendante
Les deux saisines auprès de l’Autorité de la concurrence ont été déposées à quelques mois d’intervalle — juillet pour la DVP, septembre pour l’Apig — mais sans coordination formelle. Chaque structure a mené ses propres négociations avec Meta, constatant des comportements similaires : des offres financières drastiquement réduites, des délais de réponse longs, et une absence de transparence sur les critères de rémunération.
« On nous parle de “valeurs partagées”, mais quand il s’agit de partager l’argent, ils disparaissent », ironise Camille Berthier, négociatrice pour un groupe de presse lyonnaise. « On a l’impression d’être traités comme des fournisseurs jetables. »
Quelles sont les conséquences d’un accord déséquilibré ?
Un affaiblissement de la qualité de l’information
La crise économique de la presse n’est pas qu’un problème de chiffres. Elle a des effets directs sur la qualité du journalisme. Moins de moyens, c’est moins d’enquêtes, moins de reporters sur le terrain, moins de diversité éditoriale. « On ne peut pas faire du journalisme d’investigation avec un budget de blog », souligne Élodie Fournier.
Et pourtant, c’est bien ce type de contenu que les utilisateurs de Facebook partagent massivement. Les titres choc sur la corruption, les reportages en zones de conflit, les enquêtes sur les dérives du numérique — tous ces contenus alimentent l’engagement sur les réseaux, sans que les rédactions en tirent profit.
Un risque pour la démocratie
La presse locale, souvent ignorée des grandes plateformes, joue un rôle crucial dans le maintien du lien social et de la vigilance démocratique. Elle couvre les conseils municipaux, les faits de société, les initiatives citoyennes — des sujets qui ne font pas le buzz, mais qui construisent la société.
« Quand un journal local ferme, ce n’est pas seulement un emploi qui disparaît, c’est un regard sur le monde qui s’éteint », affirme Inès Laroche. « Et les algorithmes de Meta ne s’intéressent pas à ça. Ils veulent du viral, pas du civique. »
Quelles sont les perspectives juridiques et économiques ?
Un précédent avec Google
La lutte contre les géants du numérique n’est pas nouvelle. En 2021, la presse française avait signé un accord historique avec Google, après une longue bataille menée par l’Apig et la DVP. Un accord similaire avait été renouvelé en janvier 2024. En mars 2024, Google avait même été condamné à une amende de 250 millions d’euros par l’Autorité de la concurrence pour non-respect d’engagements pris.
Ce précédent renforce la position des éditeurs face à Meta. « On sait maintenant que ces plateformes peuvent être tenues responsables », indique Julien Mercier. « Elles ont déjà cédé une fois. Elles peuvent céder de nouveau. »
Un mouvement européen
La France n’est pas isolée. En Espagne, 80 médias poursuivent également Meta pour des raisons similaires. En Belgique, en Allemagne, des discussions sont en cours. L’Union européenne, à travers la directive sur le droit d’auteur, a posé un cadre. Reste à l’appliquer de manière équitable.
« On ne demande pas une aumône, on demande une juste rémunération », insiste Clément Régnier. « Et on est prêt à aller jusqu’au bout. »
Quels sont les enjeux à venir avec l’intelligence artificielle ?
Le conflit sur les droits voisins n’est qu’un épisode d’un affrontement plus large. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, les plateformes comme Meta entraînent leurs algorithmes sur des millions d’articles de presse, sans autorisation ni compensation. Ces données, souvent extraites illégalement, servent à produire des résumés, des synthèses, voire des contenus générés automatiquement.
« Ils utilisent notre travail pour créer des machines qui nous remplacent », alerte Camille Berthier. « C’est une forme de piratage industriel. »
Parallèlement, une vingtaine de grands médias français, dont TF1, France Télévisions et Le Figaro, ont déjà attaqué Meta en avril 2024 pour des pratiques jugées illégales dans la publicité en ligne. Un autre front s’ouvre, cette fois sur la transparence des enchères publicitaires et la concurrence déloyale.
Quelles solutions pour un journalisme durable ?
Les éditeurs ne demandent pas seulement plus d’argent. Ils appellent à une refonte du modèle économique de l’information en ligne. Certains plaident pour une régulation plus stricte des algorithmes, d’autres pour un partage équitable des données d’audience. D’autres encore proposent des labels de qualité, des certifications de fiabilité.
« Il faut repenser toute la chaîne de valeur », estime Julien Mercier. « Le public a besoin d’information fiable. Les plateformes en profitent. Elles doivent contribuer à sa production. »
Conclusion
Le bras de fer entre la presse française et Meta n’est pas qu’un litige financier. C’est un combat pour la reconnaissance du travail journalistique, pour la survie des rédactions locales, et pour l’avenir de l’information dans un monde numérique dominé par quelques géants. Les droits voisins sont un outil, mais derrière ce mot technique se cache une exigence simple : que ceux qui profitent du travail des autres en assument le coût. Les éditeurs ont désormais choisi la voie du recours collectif. Leur succès dépendra autant de la justice que de la prise de conscience du public : l’information, ce n’est pas gratuit. Et elle ne devrait jamais l’être.
A retenir
Qu’est-ce que les droits voisins ?
Les droits voisins du droit d’auteur permettent aux éditeurs de presse de percevoir une rémunération lorsque leurs contenus sont réutilisés par des plateformes numériques comme Facebook ou Instagram. Ce mécanisme a été instauré par une directive européenne de 2019 pour rééquilibrer les rapports de force entre la presse et les géants du numérique.
Pourquoi l’Apig et la DVP ont-ils saisi l’Autorité de la concurrence ?
L’Apig et la DVP ont saisi l’Autorité de la concurrence après des mois de négociations infructueuses avec Meta. Les offres financières proposées pour le renouvellement des accords de rémunération seraient inférieures de plus de 80 % par rapport aux montants précédents, ce que les éditeurs jugent injustifié et abusif.
Quels médias sont concernés par cette action ?
Près de 600 médias sont représentés par l’Apig et la DVP, dont des quotidiens nationaux, des journaux locaux, des magazines et des agences de presse comme l’AFP. Ces structures défendent collectivement les intérêts de leurs adhérents face à Meta.
Quelles sont les conséquences d’un désengagement de Meta ?
Une baisse drastique des revenus liés aux droits voisins mettrait en péril la viabilité économique de nombreuses rédactions, en particulier les journaux locaux. Cela pourrait entraîner des suppressions de postes, une baisse de la qualité éditoriale, et un appauvrissement de l’offre d’information.
Y a-t-il un précédent en France ?
Oui. En 2021, la presse française a signé des accords avec Meta et Google. En 2024, Google a été condamné à une amende de 250 millions d’euros pour non-respect d’engagements. Ces précédents renforcent la légitimité des actions menées aujourd’hui contre Meta.