Les superstitions, ces croyances ancrées dans l’imaginaire collectif, traversent les siècles sans jamais vraiment disparaître. Elles nous habitent, parfois sans que nous en ayons conscience, dictant nos gestes dans des moments anodins : éviter de passer sous une échelle, toucher du bois après une parole trop optimiste, ou encore craindre le numéro 13. Ces rituels, souvent absurdes en apparence, trouvent pourtant leurs racines dans des histoires bien réelles, mêlant religion, peur, pouvoir et psychologie. D’où viennent-elles ? Pourquoi continuent-elles de nous influencer, même dans un monde rationaliste ? À travers des témoignages incarnés et des récits plongeant dans l’histoire, découvrons ensemble les origines profondes de ces croyances qui, encore aujourd’hui, rythment nos vies.
Pourquoi briser un miroir entraînerait-il sept ans de malheur ?
En 2024, 36 % des Français affirment encore redouter les conséquences d’un miroir brisé. Ce chiffre, bien qu’il paraisse anecdotique, témoigne d’une angoisse ancienne, presque atavique. Le miroir, longtemps considéré comme un reflet de l’âme, a toujours été entouré de mystère. Les Grecs anciens et les Romains consultaient leur avenir dans des bassins d’eau ou des miroirs en verre fragile, des sortes d’oracles domestiques. Si l’un de ces objets se brisait, c’était un signe : le destin se rebellait.
Le nombre sept, quant à lui, n’est pas choisi au hasard. Dans la tradition antique, la santé humaine évoluait par cycles de sept ans. Casser un miroir, c’était donc perturber l’équilibre de l’âme pour une durée correspondant à un cycle vital complet. Cette croyance s’est renforcée au XVIe siècle, époque où les miroirs en verre argenté sont devenus des objets précieux, souvent réservés aux riches. Leurs coûts exorbitants ont poussé les maîtres de maison à instaurer des menaces symboliques : briser un miroir, c’était s’attirer sept ans de malheur — et surtout, c’était risquer de perdre sa place au service.
Élise Béranger, historienne des objets domestiques, raconte : « J’ai étudié les registres d’un château en Touraine où, en 1587, une servante a été renvoyée après avoir fait tomber un miroir vénitien. Le maître n’a pas supporté le présage. Il croyait que cela allait compromettre ses affaires pendant des années. »
Pourquoi touche-t-on du bois pour conjurer le mauvais sort ?
Quarante-six pour cent des Français ont déjà tapé du doigt sur un meuble en bois après avoir dit « je n’ai jamais été aussi en forme » ou « cette voiture ne tombera jamais en panne ». Ce geste, souvent inconscient, est universel. Mais d’où vient-il ?
Plusieurs théories s’affrontent. Les Égyptiens anciens pensaient que le bois, notamment celui du sycomore, dégageait un magnétisme protecteur. Les Perses, quant à eux, invoquaient Atar, le génie du feu, en touchant du bois sacré. Mais c’est surtout après les croisades que ce geste s’est répandu en Europe. Les pèlerins revenaient avec des reliques : des fragments de la vraie croix, conservés dans des églises. Toucher ces objets, ou même simplement du bois, devenait un acte de protection divine.
Le chêne, arbre sacré chez les Celtes, était particulièrement prisé. Aujourd’hui encore, certains insistent pour toucher un chêne plutôt qu’un meuble en contreplaqué. « Si tu touches n’importe quel bois, ça ne compte pas », affirme Julien Lassalle, un paysagiste de Normandie. « J’ai vu mon grand-père toucher un chêne centenaire chaque fois qu’il parlait de l’avenir. Il disait que le chêne avait vu passer des générations, qu’il savait garder les secrets. »
Et si on n’a pas de bois à portée de main ? Traditionnellement, on se touche la tête, en espérant que le crâne, fait d’os dur, fasse illusion. Mais attention : certains puristes pensent que cela inverse le sort.
Pourquoi un trèfle à quatre feuilles porte-t-il chance ?
On estime qu’un seul trèfle à quatre feuilles existe pour dix mille exemplaires classiques. Cette rareté, due à une mutation génétique du trèfle blanc (Trifolium repens), en fait un objet de convoitise. Autrefois, les druides cachaient un trèfle dans leurs robes pour repousser les démons. Les sorcières, elles, l’utilisaient dans leurs philtres d’amour — une croyance qui perdure dans certains cercles ésotériques.
Dans la tradition chrétienne, les trois premières feuilles symbolisent la foi, l’espérance et la charité. La quatrième ? C’est la chance. Cette interprétation a popularisé le symbole, au point que la moitié des Français croient encore à son pouvoir bienfaisant.
Clara Ménard, botaniste et passionnée de folklore, explique : « J’ai grandi dans une famille où chaque printemps, on partait en quête de trèfles. Ma grand-mère disait qu’en trouver un, c’était comme recevoir un message du monde invisible. Elle en gardait un séché dans son missel. »
Depuis les années 1950, des horticulteurs ont développé une plante ressemblant étrangement au trèfle à quatre feuilles : l’Oxalis tetraphylla. Bien qu’elle n’appartienne pas à la même famille, elle est souvent vendue comme porte-bonheur. C’est pourquoi on croise aujourd’hui ces « trèfles » partout — sur les rebords de fenêtres, dans les jardins publics, ou en pot dans les cafés.
Pourquoi croiser un chat noir serait-il un mauvais présage ?
Le chat noir, autrefois vénéré en Égypte, est devenu en Europe un symbole du mal. Pendant le Moyen Âge, il était assimilé à la sorcellerie. Posséder un chat noir pouvait suffire à vous faire accuser de pacte avec le diable. L’Église encourageait même leur élimination, les brûlant par milliers — pas seulement lors des feux de la Saint-Jean, mais tout au long de l’année.
On pensait que le chat noir était une incarnation de Satan, ou un familier des sorcières. Croiser son chemin, c’était risquer de rompre l’ordre divin. Certains textes médiévaux recommandaient de cracher par terre immédiatement après l’avoir vu. Ce rituel, censé conjurer le sort, persiste encore dans certaines régions rurales.
Ironie de l’histoire : si le chat noir croise votre chemin et vous suit, c’est bon signe. « À Saint-Émilion, on dit que les chats noirs sont les gardiens des vieux vignobles », raconte Marc Delorme, vigneron. « Quand un chat noir vient traîner près de la cuverie, on sait que la vendange sera bonne. Mon père n’aurait jamais chassé l’un d’eux. Il disait qu’ils sentaient le bon vin. »
Pourquoi ouvrir un parapluie à l’intérieur porterait-il malheur ?
Contrairement aux autres superstitions, celle-ci est relativement récente. Au XIXe siècle, les parapluies étaient des objets fragiles, dotés d’une armature en acier difficile à manipuler. Les enfants, en voulant les ouvrir à l’intérieur, risquaient de se blesser grièvement — doigts coincés, yeux crevés, toiles déchirées.
Les adultes, inquiets, ont commencé à dire que c’était « porter malheur » pour dissuader les plus jeunes. Cette petite peur, transmise de génération en génération, est devenue une règle implicite. « Ma mère me criait dessus chaque fois que je tentais d’ouvrir mon parapluie dans l’entrée », se souvient Léa Rocher, professeure de lettres. « Elle disait que ça attirait la poisse. En réalité, elle avait peur que je casse le lustre. »
Autre détail historique : le parapluie, dérivé de l’ombrelle, était au départ considéré comme un objet féminin, voire ridicule pour un homme. Il a fallu des décennies pour qu’il devienne un accessoire respectable, intégré à la garde-robe masculine.
Pourquoi passer sous une échelle attire-t-il la poisse ?
Trente-cinq pour cent des Français évitent de passer sous une échelle. Cette peur remonte au Moyen Âge, époque où les gibets étaient constitués d’une échelle et d’une corde. Les condamnés à mort passaient dessous avant d’être pendus. Le bourreau, lui, contournait l’échelle — un rituel qui a laissé une trace profonde dans l’inconscient collectif.
De plus, l’échelle appuyée contre un mur forme un triangle, symbole de la Sainte-Trinité dans la tradition chrétienne. Passer à travers ce triangle, c’était rompre l’harmonie divine. Une autre interprétation, plus pragmatique, souligne le danger réel : un ouvrier en haut de l’échelle peut faire tomber un outil. « Je suis charpentier depuis trente ans », dit Yannick Fleury. « Je n’ai jamais cru à la poisse, mais je contourne toujours les échelles. Pas par superstition : par prudence. Il y a eu trop d’accidents. »
Pourquoi le chiffre 13 porte-t-il malheur ?
La triskaidekaphobie — la peur du 13 — est l’une des superstitions les plus répandues. Son origine serait scandinave : dans la mythologie nordique, Loki, dieu du chaos et de la discorde, était le treizième convive à un banquet des dieux. Son arrivée a déclenché une série de tragédies, culminant avec la mort de Baldr, dieu de la lumière.
Plus tard, le christianisme a renforcé cette croyance : lors du dernier repas de Jésus, treize personnes étaient présentes — dont Judas, le traître. Le vendredi 13, combinaison redoutée, tire aussi son origine du Moyen Âge : c’était le jour des exécutions publiques. Pendaisons, décapitations, brûlures : tout se passait un vendredi.
Aujourd’hui, l’impact est tangible. Certaines rues n’ont pas de numéro 13. Air France, comme plusieurs compagnies aériennes, a supprimé la rangée 13 de ses avions. Beaucoup d’hôtels sautent du 12 au 14. Et dans certains restaurants, on ajoute un couvert fictif à table pour éviter que treize convives ne soient réunis.
A retenir
Pourquoi ces superstitions persistent-elles malgré la science ?
Parce qu’elles répondent à un besoin psychologique fondamental : contrôler l’incertain. En accomplissant un rituel, on croit influencer le destin. C’est une forme de protection contre l’anxiété.
Peut-on vraiment conjurer le sort en touchant du bois ?
Non, mais l’acte en lui-même rassure. Il crée une illusion de contrôle, ce qui suffit à apaiser certaines personnes face à l’imprévu.
Le trèfle à quatre feuilles est-il vraiment rare ?
Oui. En milieu naturel, on en trouve environ un pour 10 000 trèfles classiques. Sa rareté renforce son statut de symbole de chance.
Les chats noirs sont-ils plus maltraités que les autres ?
Statistiquement, non. Mais des études montrent qu’ils sont moins adoptés dans les refuges, en raison de préjugés persistants liés à la superstition.
Le vendredi 13 est-il plus dangereux que les autres jours ?
Aucune donnée scientifique ne le prouve. En revanche, certains assureurs notent une baisse d’activité ce jour-là, car certaines personnes évitent de prendre des risques.