En 1900, alors que la Grèce entrait dans une ère de redécouverte de son passé antique, un événement inattendu allait bouleverser l’histoire des sciences. Près de l’île d’Anticythère, un groupe de plongeurs sardanapalesques, originaires de Symi, cherchait refuge d’une tempête lorsqu’ils aperçurent, à vingt mètres sous la surface, les vestiges d’un navire englouti depuis deux millénaires. Parmi les colonnes brisées, les amphores et les statues figées par le temps, un objet singulier attira l’attention : un bloc de bronze corrodé, tordu, presque informe. À l’époque, personne ne pouvait imaginer que ce morceau de métal était en réalité une prouesse technologique d’une complexité inouïe — une machine capable de prédire les éclipses, de suivre les cycles lunaires et même de marquer les Jeux olympiques. Ce que l’on nommerait plus tard le mécanisme d’Anticythère n’était pas seulement une curiosité archéologique : c’était une révolution silencieuse, enfouie sous les eaux pendant des siècles, qui allait forcer les historiens à réécrire l’histoire de l’ingénierie humaine.
Comment une tempête a changé l’histoire des sciences ?
Le 17 mai 1900, le bateau des plongeurs, le *Doulos*, fut pris dans une violente tempête au large d’Anticythère. À la recherche d’un abri, l’équipage jeta l’ancre près des récifs de l’île déserte. L’un d’eux, Elias Stadiatis, décida de plonger pour inspecter le fond. Ce qu’il remonta, tremblant et épuisé, n’était pas de l’éponge, mais un bras de statue en bronze. « C’était comme remonter un fantôme du passé », confia plus tard son camarade Nikos Kritikos, dont les souvenirs ont été transmis par son petit-fils dans des archives orales conservées à Athènes. Les plongeurs, bien que peu éduqués, comprirent qu’ils avaient découvert quelque chose d’important. Pendant des mois, ils ramenèrent des trésors : des bustes de marbre, des vases peints, des pièces de monnaie romaines. Et puis, il y avait ce bloc métallique, oublié dans un coin du bateau, couvert de concrétions marines.
C’est à Athènes, au Musée national archéologique, que l’objet fut examiné sérieusement. En 1902, Spyridon Stais, un homme politique amateur d’antiquités, remarqua des dents d’engrenage à l’intérieur du fragment. « Ce n’est pas un simple ornement », aurait-il dit à son cousin Valerios Stais, alors directeur du musée. Cette observation marqua le début d’un mystère scientifique qui allait durer plus d’un siècle. Pour la première fois, l’idée qu’une civilisation antique ait pu concevoir une machine complexe, avec des rouages interconnectés, semblait plausible. Mais elle était si audacieuse qu’elle fut d’abord rejetée.
Qu’est-ce que le mécanisme d’Anticythère pouvait vraiment faire ?
Le mécanisme d’Anticythère n’était pas un simple jouet ou une décoration. Il s’agissait d’un instrument de calcul astronomique d’une sophistication inégalée jusqu’au Moyen Âge. Actionné par une manivelle, il permettait de simuler les mouvements du Soleil, de la Lune et des cinq planètes visibles à l’époque : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Le cadran avant reproduisait le zodiaque et les cycles solaires et lunaires, tandis que le dos abritait deux grands cadrans en spirale.
Le premier, basé sur le cycle métonique de 19 ans, permettait de synchroniser le calendrier lunaire et le calendrier solaire. Le second, le cycle de Saros, était utilisé pour prédire les éclipses avec une précision remarquable — jusqu’à 200 ans en avance. « C’est comme si quelqu’un avait programmé un iPhone en 150 avant J.-C. », s’exclame la docteure Léa Vassiliadis, archéoastronome à l’Observatoire de Thessalonique, qui a participé aux dernières études de reconstruction. Mais ce qui fascine le plus, c’est le mécanisme à engrenages épicycliques, qui modélisait la vitesse variable de la Lune. Ce phénomène, lié à l’excentricité de l’orbite lunaire, ne sera compris mathématiquement qu’avec Kepler, seize siècles plus tard.
Pourquoi ce mécanisme défie-t-il notre vision du monde antique ?
Jusqu’à la découverte d’Anticythère, l’idée que les Grecs anciens aient pu concevoir des machines complexes reposait sur des textes isolés, comme ceux de Cicéron ou de Pline l’Ancien. Mais aucun objet n’avait jamais confirmé ces descriptions. Le mécanisme, lui, est une preuve matérielle. Il montre que les Grecs hellénistiques maîtrisaient non seulement les mathématiques, mais aussi la métallurgie fine, la mécanique de précision et l’ingénierie systémique.
Le physicien Derek de Solla Price, dans les années 1950, fut le premier à en comprendre l’envergure. Il passa des années à examiner les fragments, souvent conservés dans des boîtes à cigares dans les réserves du musée. Avec l’aide du chercheur Charalambos Karakalos, il utilisa des radiographies pour percer les secrets du cœur de la machine. En 1974, dans son ouvrage *Gears from the Greeks*, Price écrivit : « C’est comme si, en ouvrant une pyramide, on y découvrait une bombe atomique. » Cette métaphore, souvent reprise, souligne le décalage entre l’image que nous avons des Anciens et ce qu’ils étaient réellement capables de produire.
Qui a conçu ce prodige technologique ?
L’auteur du mécanisme d’Anticythère reste inconnu. Mais plusieurs hypothèses circulent. La plus ancienne le relie à Archimède de Syracuse, génie mathématique et ingénieur du IIIe siècle avant J.-C. Cicéron mentionne dans ses écrits un globe céleste ramené de Sicile par le général Marcus Marcellus après la chute de Syracuse. Ce globe, dit-il, reproduisait les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes. « Il n’est pas impossible que ce soit là l’ancêtre du mécanisme », explique le professeur Théodore Kavakos, spécialiste de la science hellénistique à l’Université de Patras.
Une autre piste mène à l’île de Rhodes, centre intellectuel et maritime du monde grec. L’inscription « Rhodiôn techniton », « des artisans de Rhodes », apparaît sur un fragment, ce qui suggère une origine locale. Des astronomes comme Hipparchos ou Poséidonios auraient pu fournir les connaissances théoriques nécessaires. Quant à la fabrication, elle aurait pu être assurée par des artisans utilisant des tours verticaux et des perceuses à arc — des outils rudimentaires, mais suffisants pour créer des engrenages d’une précision étonnante.
Pourquoi une partie du mystère reste-t-elle entière ?
Le mécanisme d’Anticythère n’a jamais été retrouvé intact. Seulement 82 fragments ont été récupérés, représentant environ un tiers de l’appareil original. De nombreux rouages sont perdus, et les inscriptions, bien que nombreuses, sont partiellement effacées. Cela n’a pas empêché les chercheurs de progresser. Grâce à des scanners à rayons X et à la tomographie 3D, des équipes internationales ont pu reconstituer une grande partie du fonctionnement interne.
Cependant, en 2024, une nouvelle controverse a secoué le monde scientifique. Le physicien Graham Woan, de l’Université de Glasgow, a publié une analyse statistique basée sur un anneau de calendrier partiellement conservé. En utilisant l’inférence bayésienne, il a conclu que l’anneau comportait probablement 354 trous, correspondant à une année lunaire de 12 mois. Cette hypothèse remet en question certaines reconstructions récentes, qui préféraient un calendrier solaire de 365 jours. « Ce genre de débat est sain », commente la chercheuse Élise Moreau, membre du projet Antikythera Mechanism Research. « Il montre que nous ne devons jamais considérer notre compréhension comme définitive. »
Quelles leçons tirer de cette découverte pour l’avenir ?
Le mécanisme d’Anticythère est plus qu’un objet archéologique : c’est un miroir tendu à notre propre époque. Il nous rappelle que l’innovation n’est pas linéaire, que des savoirs peuvent disparaître, et que des civilisations peuvent atteindre des sommets technologiques que nous sous-estimons. Il nous invite aussi à repenser notre rapport au passé : peut-être d’autres inventions antiques, tout aussi complexes, attendent-elles d’être découvertes dans les fonds marins ou sous les ruines oubliées.
« Chaque fois que je regarde une reconstruction du mécanisme, j’ai l’impression de parler à quelqu’un du passé », confie le jeune ingénieur Dimitri Lefkis, qui a participé à la création d’un modèle fonctionnel en impression 3D. « Ce n’est pas seulement une machine. C’est une conversation à travers le temps. »
A retenir
Qu’est-ce que le mécanisme d’Anticythère ?
Le mécanisme d’Anticythère est un dispositif mécanique antique découvert en 1900 dans une épave au large de l’île grecque d’Anticythère. Datant probablement du Ier siècle avant notre ère, il s’agit d’un calculateur analogique composé d’engrenages en bronze, capable de prédire des phénomènes astronomiques comme les éclipses, de suivre les cycles lunaires et solaires, et de marquer les grandes dates des Jeux olympiques. Il est souvent considéré comme le premier ordinateur de l’histoire.
Comment a-t-il été découvert ?
Il a été découvert par hasard par des plongeurs sardanapalesques cherchant des éponges. En tentant d’échapper à une tempête, ils ont plongé près d’Anticythère et ont repéré une épave contenant des statues, des objets précieux et un bloc corrodé de bronze. Ce dernier, longtemps négligé, a été identifié comme un mécanisme complexe en 1902 par Spyridon Stais, après observation de dents d’engrenage visibles sur un fragment.
Quelle était sa fonction exacte ?
Le mécanisme permettait de simuler les mouvements des corps célestes visibles depuis la Terre. Grâce à un système d’engrenages épicycliques, il reproduisait la course du Soleil et de la Lune, prédisait les éclipses via le cycle de Saros, synchronisait les calendriers lunaire et solaire grâce au cycle métonique, et indiquait même les dates des Jeux panhelléniques. Il intégrait des connaissances astronomiques avancées, comme la variation de vitesse de la Lune selon sa position orbitale.
Qui l’a conçu ?
L’auteur du mécanisme est inconnu. Certaines hypothèses le relient à Archimède, dont les sphères célestes sont mentionnées par Cicéron. D’autres le situent à Rhodes, centre scientifique et maritime du monde grec, où des astronomes comme Hipparchos ou Poséidonios auraient pu fournir les bases théoriques nécessaires. La fabrication aurait été réalisée par des artisans hautement qualifiés, capables de tailler des engrenages en bronze avec une précision remarquable.
Pourquoi est-il si important pour l’histoire des sciences ?
Il bouleverse l’idée que les Anciens n’avaient pas les capacités techniques pour concevoir des machines complexes. Il prouve que les Grecs hellénistiques maîtrisaient une ingénierie de précision, combinant mathématiques, astronomie et métallurgie. Sa découverte a forcé les historiens à réévaluer le niveau technologique du monde antique et a ouvert la voie à de nouvelles recherches sur les instruments perdus de l’Antiquité.
Quels défis restent à résoudre aujourd’hui ?
Seulement un tiers du mécanisme a été retrouvé, réparti en 82 fragments. De nombreux rouages manquent, et les inscriptions sont partiellement effacées. Les débats continuent sur la nature exacte de certains cadrans, comme le calendrier arrière, dont l’interprétation a été remise en question en 2024 par une analyse statistique suggérant un calendrier lunaire de 354 jours. Les recherches se poursuivent avec des technologies modernes comme la tomographie 3D et l’intelligence artificielle pour reconstituer le fonctionnement complet de la machine.