Chaque automne, alors que les feuilles mortes s’amoncellent et que le ciel reste obstinément dégagé, les jardiniers français scrutent leurs parcelles avec une inquiétude grandissante. La terre, desséchée, forme des crevasses qui semblent supplier une pluie trop timide. Entre restrictions d’eau, hausse des factures et prise de conscience environnementale, une nouvelle approche s’impose : et si les déchets liquides de notre quotidien étaient en réalité des trésors cachés ? Ce que l’on jette sans y penser pourrait bien, avec un peu de méthode et beaucoup de bon sens, devenir l’allié inattendu d’un potager plus fertile, plus résilient, et surtout plus respectueux de la planète. De l’eau de vaisselle à l’urine humaine, des jardiniers de tout horizon expérimentent des solutions radicales, parfois mal comprises, mais toujours portées par une logique écologique implacable. Voici comment ces pratiques, longtemps taboues, pourraient redéfinir notre rapport à la terre et à la ressource.
Le potager souffre-t-il d’un manque d’imagination ?
En 2025, la sécheresse n’est plus une exception, mais une menace récurrente. Les réserves d’eau de pluie, stockées dans des cuves souvent trop petites, s’épuisent dès le printemps. Les restrictions municipales s’imposent, et les arrosages nocturnes deviennent des actes quasi clandestins. Pourtant, chaque foyer rejette quotidiennement des centaines de litres d’eau utilisée — et potentiellement réutilisable. L’ironie est cruelle : on cherche à économiser l’eau, alors qu’on la gaspille sous nos yeux, dans la douche, au lavabo, dans la machine à laver. Le problème n’est plus seulement hydrique, mais mental : accepterons-nous de repenser ce que nous considérons comme un déchet ?
C’est dans cette tension entre nécessité et répulsion que naissent les innovations. À Saint-Étienne, Clémentine Moreau, maraîchère urbaine depuis dix ans, a installé un système de récupération des eaux grises sous son évier. J’ai commencé par l’eau de rinçage des légumes, puis celle de la vaisselle avec du savon noir. Au début, j’avais honte. Je pensais que mes voisins allaient me juger. Mais quand j’ai vu mes courgettes pousser plus vite, avec des feuilles épaisses et une floraison abondante, j’ai compris que je tenais quelque chose.
Qu’est-ce que les eaux grises peuvent vraiment apporter au sol ?
Les eaux grises, issues des douches, lavabos, machines à laver ou vaisselle, représentent jusqu’à 60 % de l’eau domestique. Contrairement aux eaux noires (issues des toilettes), elles ne contiennent pas de matières fécales, mais peuvent transporter des résidus organiques, des huiles végétales, des amidons, ou des traces de savon. Ces éléments, loin d’être néfastes, peuvent nourrir le sol — à condition d’être utilisés intelligemment.
À Nîmes, Thomas Lefebvre, ingénieur en agroécologie, a transformé son jardin en laboratoire grandeur nature. J’ai mesuré le taux de nutriments dans l’eau de vaisselle après un repas à base de pâtes. Surprise : elle contenait des quantités non négligeables d’amidon, un excellent activateur pour les micro-organismes du sol. Il a ainsi développé un système de filtration maison, utilisant du sable et du gravier, pour éliminer les gros débris tout en conservant les éléments bénéfiques.
Les avantages sont multiples : réduction de la consommation d’eau potable, fertilisation passive, et moindre impact sur les réseaux d’assainissement. Mais attention : tout dépend des produits utilisés. Un savon industriel chargé en phosphates ou en agents antibactériens peut tuer les vers de terre et déséquilibrer le microbiome. D’où l’importance d’opter pour des produits naturels, comme le savon de Marseille ou le savon noir dilué.
Peut-on arroser n’importe quel légume avec de l’eau grise ?
Non. Les recommandations sont claires : les eaux grises doivent être réservées aux légumes qui ne sont pas consommés crus, ou qui sont cuits avant ingestion. Tomates, courges, pommes de terre, haricots — ces cultures supportent bien l’arrosage avec des eaux légèrement chargées. En revanche, les salades, les radis ou les carottes doivent être exclus de ce traitement. Le risque, même minime, de contamination par des résidus organiques ou des micro-organismes persistants n’est pas à prendre à la légère.
Clémentine, à Saint-Étienne, a adopté une règle simple : Je n’arroserai jamais un légume cru avec de l’eau grise. Et je rince toujours les légumes cuits avant consommation, par précaution. Mais pour mes pommes de terre, j’ai vu une nette amélioration de la texture du sol. Moins de tassement, plus de vie.
L’urine humaine : une ressource ou un risque ?
Le sujet fait encore tiquer. Pourtant, dans plusieurs pays d’Europe — Suède, Finlande, Pays-Bas —, la valorisation de l’urine en agriculture est une pratique encadrée et reconnue. En France, elle reste marginale, mais gagne du terrain. L’urine humaine, produite quotidiennement par chaque individu, est riche en azote, en phosphore et en potassium — les trois éléments fondamentaux des engrais NPK. Et elle est stérile à la sortie du corps, en l’absence de pathologie urinaire.
À la campagne, près de Cahors, Élodie Vasseur et son compagnon Julien ont installé des toilettes sèches avec séparation urines/fèces. Au départ, c’était pour réduire notre empreinte hydrique. Mais on s’est rendu compte que l’urine, bien diluée, faisait des miracles sur nos pieds de tomates. Ils diluent à 10 %, arrosent au pied des plantes, jamais sur les feuilles, et respectent un délai d’un mois avant la récolte. On ne le fait que sur les légumes cuits. Et on teste d’abord sur une seule planche.
Pourquoi l’urine est-elle si efficace comme engrais ?
Le secret réside dans sa composition. L’urine contient environ 70 % de l’azote excrété par l’humain, un nutriment essentiel pour la croissance végétale. Le phosphore et le potassium, présents en quantité adaptée, complètent un trio gagnant. Contrairement aux engrais chimiques, l’urine agit progressivement, sans brûler les racines si elle est correctement diluée.
Des études menées à l’université de Wageningen aux Pays-Bas ont montré que des cultures de blé fertilisées à l’urine diluée produisaient des rendements comparables, voire supérieurs, à ceux traités avec des engrais conventionnels. En France, des expérimentations menées par des associations comme Les Jardins de Cocagne ou Terre & Nature confirment ces résultats sur des légumes potagers.
Comment utiliser ces liquides sans compromettre la santé du jardin ?
La prudence est la clé. Recycler les eaux grises ou l’urine ne signifie pas tout autoriser. Plusieurs règles doivent être suivies pour éviter les écueils.
Concernant les eaux grises : privilégier les produits ménagers biodégradables, éviter les détergents agressifs, filtrer l’eau si elle contient des résidus alimentaires. Il est également conseillé de ne pas les stocker plus de 24 heures, sous peine de fermentation et d’odeurs désagréables.
Pour l’urine : dilution obligatoire (1 partie d’urine pour 9 d’eau), application uniquement au pied des plantes, interdiction sur les légumes crus. En cas de maladie, de traitement médicamenteux (notamment antibiotiques ou chimiothérapie), l’urine ne doit pas être utilisée. Elle peut contenir des molécules actives indésirables pour le sol.
Thomas Lefebvre insiste : Il faut tester petit à petit. J’ai commencé par arroser mes engrais verts en automne — phacélie, moutarde — avec de l’urine diluée. Le sol s’est enrichi, et au printemps, mes semis ont pris un mois d’avance.
Existe-t-il une recette simple et efficace pour un engrais maison ?
Oui. Voici une formule éprouvée par plusieurs jardiniers expérimentateurs :
- 1 litre d’urine fraîche (issue d’un organisme sain)
- 9 litres d’eau (de pluie de préférence)
- 1 cuillère à soupe de cendre de bois tamisée (riche en potasse)
Mélanger soigneusement dans un arrosoir. Appliquer au pied des plantes en croissance active (avril à septembre), une fois par mois maximum. En automne, ce mélange peut servir à enrichir les sols avant l’hiver, notamment sous les engrais verts.
Quels sont les témoignages concrets de jardiniers engagés ?
À Lyon, Malik Bensalem, membre d’un collectif de permaculture urbaine, a initié un projet pilote dans un jardin partagé. On a installé des cuves de récupération d’eaux grises, et on a formé les habitants à l’utilisation de l’urine diluée. Au début, il y avait de la méfiance. Mais quand ils ont vu les résultats — des plants de choux plus gros, des salades plus résistantes à la sécheresse —, les réticences ont fondu.
Le collectif a mis en place un système de rotation : chaque participant apporte son contribution liquide selon un planning. Un registre note les traitements, les dosages, les récoltes. C’est un peu comme du compostage, mais en version liquide. Et ça crée du lien. On parle plus de nos habitudes, de notre alimentation, de notre impact.
Malgré les succès, des défis subsistent. Julien, à Cahors, raconte : Un voisin a vu la cuve et a cru qu’on faisait de la distillation illégale. Il a fallu tout expliquer, montrer les documents, rassurer. Ce n’est pas seulement technique, c’est social.
Le potager du futur sera-t-il circulaire ?
Peut-être. Le mouvement est encore discret, mais il s’inscrit dans une logique incontournable : l’économie circulaire appliquée au jardinage. Chaque ressource est valorisée, chaque déchet est repensé. L’eau n’est plus une commodity jetable, mais un bien précieux à recycler. Le corps humain, loin d’être une source de pollution, devient un fournisseur naturel de nutriments.
Des villes comme Bordeaux ou Rennes expérimentent des jardins urbains avec récupération d’eaux grises. Des éco-quartiers intègrent des toilettes sèches dans leurs logements. Le changement est lent, mais il s’amorce. Il demande une culture nouvelle : celle de la responsabilité, de la transparence, et du bon sens paysan revisité.
Comme le dit Élodie, près de Cahors : Mes grands-parents récupéraient l’eau de cuisson des légumes pour arroser leurs plants. On ne fait que reprendre cette sagesse, avec un peu plus de science.
A retenir
Quels sont les principaux avantages des eaux grises et de l’urine en jardinage ?
Les eaux grises permettent de réduire la consommation d’eau potable tout en apportant des nutriments organiques au sol. L’urine, diluée, est un engrais naturel riche en azote, phosphore et potassium. Les deux solutions participent à une agriculture domestique plus durable, moins dépendante des ressources extérieures.
Est-ce dangereux pour la santé ?
Non, si les règles sont respectées. L’urine humaine est stérile à l’émission, mais doit être diluée et utilisée avec précaution. Elle est interdite sur les légumes crus et en cas de traitement médical. Les eaux grises doivent être exemptes de produits toxiques et utilisées rapidement après récupération.
Peut-on utiliser ces méthodes en ville ?
Oui, à condition d’adapter les systèmes. Des cuves de récupération, des toilettes sèches modulaires, ou des accords avec les copropriétés peuvent permettre de mettre en œuvre ces pratiques même en milieu urbain. Des collectifs de jardiniers partagés montrent que c’est possible, à petite échelle.
Faut-il une autorisation pour recycler ces liquides ?
En France, le cadre réglementaire reste flou. Les eaux grises peuvent être réutilisées à condition de ne pas polluer les nappes phréatiques. L’urine n’est pas explicitement interdite, mais son usage en agriculture n’est pas encadré. Il est conseillé de consulter la mairie ou un technicien en assainissement non collectif avant toute installation.