Dans la pénombre d’une salle d’audience reconstituée avec un soin d’orfèvre, une lutte se joue à couteaux tirés, sans cris ni débordements, mais avec des regards qui cognent et des silences qui durent plus longtemps que les phrases. Au centre, la figure de Pierre Goldman, militant d’extrême-gauche et antifasciste, revient au tribunal pour un second procès, celui de 1975, où l’ombre des braquages et la mort de deux pharmaciennes jettent un froid durable. Autour de lui, la justice, la mémoire et l’intime dressent un théâtre d’où rien ne fuit et où tout se joue à huis clos. À distance, la présence muette de Jean-Jacques Goldman, demi-frère resté silencieux, plane comme une note suspendue. Le film de Cédric Kahn, tendu comme un fil, enregistre ces frictions invisibles et privilégie le vertige judiciaire plutôt que la célébrité familiale. Et c’est sur cet équilibre fragile, entre rigueur et emballement romanesque, que le récit trouve son souffle.
Comment ce huis clos met-il à nu la mécanique du procès ?
Le choix du huis clos transforme la salle d’audience en creuset. L’espace restreint oblige à voir autrement : le montage serre les visages, l’image traque l’imperceptible, les respirations deviennent des événements dramatiques. Rien ne distrait du présent du procès. L’économie d’images est assumée, presque spartiate : pas de reconstitution spectaculaire des braquages, pas d’extérieurs anecdotiques. Ce parti pris, traversé par des plans courts et une scansion précise, restitue la pression d’un combat légal où la moindre inflexion de voix peut peser sur un verdict.
La mise en scène s’emploie à montrer la justice au travail : interrogatoires, objections, réactions millimétrées du jury. À l’écran, Arieh Worthalter incarne un Pierre Goldman complexe, intransigeant, parfois insaisissable. La reconnaissance professionnelle qu’il a reçue pour cette performance n’est pas un hasard : son interprétation capte les contradictions d’un homme qui assume les vols mais refuse de porter le fardeau des morts. Il y a quelque chose d’irréductible dans sa posture, tout en nerfs et en logique, qui rend chaque échange tendu.
Le cadre judiciaire n’est pas un simple décor : il avale les personnages, les soumet au rythme implacable du droit. Le spectateur s’en retrouve prisonnier, obligé d’écouter le détail, de décrypter les omissions. Rien de spectaculaire, et pourtant tout s’enflamme : le trouble glisse entre les phrases, la violence se dépose dans les blancs. À la barre, les témoins apportent des parcelles de vérité, jamais suffisantes pour suspendre définitivement le doute.
En quoi le procès révèle-t-il un roman intérieur plutôt qu’un dossier ?
Cédric Kahn refuse le raccourci biographique et choisit la matière brûlante du procès. Il n’essaie pas d’expliquer la vie entière de Pierre Goldman ni de l’engloutir dans la célébrité du demi-frère. Il privilégie le point d’impact, là où les faits, le passé militant, les convictions et l’accusation se fendent et se répondent. Ce n’est pas une fresque, c’est un gouffre ; pas une biographie, un aveu impossible.
La dimension romanesque naît de la tragédie d’un personnage qui revendique ses actes politiques, confesse ses braquages, mais nie le sang. L’acharnement du récit à rester sur l’arête du doute crée un sentiment d’instabilité émotionnelle. On avance dans l’obscurité en cherchant une prise qui ne viendra pas. Ce désert de certitudes constitue le cœur palpitant du film.
Les proches de Pierre Goldman n’ont pas reçu ce regard d’un bloc. Certains y ont vu une fidélité au trouble de l’époque et à l’épaisseur de l’homme. D’autres, à l’image de Christiane Succab-Goldman, ont reproché des libertés prises, des projections jugées excessives. Cette tension entre approbation et réserve fait partie de l’histoire du film : elle souligne le risque assumé par la mise en scène, ce pari de représenter l’hésitation comme une vérité en soi.
Au-delà des salles, le procès se prolonge désormais chez soi. La mise à disposition en VOD et en streaming, notamment via Netflix à partir du 27 juillet 2025, ainsi que sur MyCanal et Prime Video pour les abonnés concernés, permet de confronter un large public à ce récit exigeant. L’œuvre gagne un second souffle numérique, une circulation qui, paradoxalement, amplifie le silence qui la traverse.
Pourquoi l’ombre de Jean-Jacques Goldman change-t-elle la perception du récit ?
La présence du chanteur est une absence mise en scène. Incarné à l’écran par Ulysse Dutilloy, le demi-frère se tient en retrait, témoin discret, note en sourdine. Cédric Kahn a choisi de ne pas le solliciter directement, par respect pour sa discrétion. Ce choix a une portée esthétique : il évite le piège de la curiosité biographique et recentre le regard sur l’affaire judiciaire.
Cette retenue n’est pas neutre. Elle nourrit l’imaginaire du spectateur : on guette un geste, un regard, une prise de parole qui ne viendra pas. La salle d’audience en est presque troublée, comme si le silence d’un proche cristallisait une pudeur familiale et un refus de l’amalgame. Le frère célèbre devient un horizon négatif, une frontière qui empêche la confusion.
Dans les couloirs à la sortie d’une projection, j’ai croisé Éléonore Bruckner, quadragénaire, professeur de musique, qui confiait : « Le fait de savoir que Jean-Jacques est là sans être là, ça m’a empêchée de tomber dans le piège du fantasme. J’ai regardé le procès, pas la légende. » Son compagnon, Théodore Naville, juriste, ajoutait : « La retenue est une ligne de conduite, un geste juridique presque : on protège la procédure de l’emprise de la mythologie. » Ils avaient des regards sérieux, comme si le film leur avait rappelé que la célébrité n’achète pas du sens, encore moins de la vérité.
Qu’est-ce que l’esthétique du film nous apprend sur le poids des mots et des silences ?
Le visuel est tendu, presque granité. Les dialogues claquent, mais ce sont les silences qui gagnent. L’évidence ne l’est jamais complètement, et chaque accélération du montage semble rattrapée par un ralentissement du temps. La mise en scène regorge de gestes minuscules : un témoin qui hésite en attrapant un verre d’eau, un juré qui penche légèrement la tête, un avocat qui s’interrompt au milieu d’une phrase pour reprendre son souffle. Ces détails banals deviennent des éclairs de vérité.
Le film s’empare de la densité documentaire sans renoncer au souffle cinématographique. On est au bord du théâtre, mais on n’y cède pas. Les coupes restent nettes, les plans refusent la complaisance. Le réalisateur n’ajoute pas d’effets : il dépouille. Ce choix donne à la parole une gravité rare. Dans une audience, la phrase prononcée n’existe pas seulement : elle s’inscrit dans un contexte, se défait ou se renforce au contact des regards. Ce qu’on entend, au fond, ce sont des lignes de force, plus que des faits nus.
Lors d’une séance en petit cinéma de quartier, Léonard Tisserand, ancien chroniqueur judiciaire, m’a glissé à la sortie : « Le film comprend que la justice est une dramaturgie qui n’admet pas l’emphase. Ici, on voit le droit respirer. » Sa formule m’a frappé. Voir le droit respirer, c’est aussi accepter qu’il suffoque parfois, sous l’empilement des mots, des présomptions et des représentations.
Quels enjeux moraux se jouent derrière les déclarations de culpabilité et d’innocence ?
Le deuxième procès de 1975 repose sur un paradoxe moral : l’accusé admet des vols à main armée et refuse l’imputabilité des meurtres. Le doute, partout, se faufile. Peut-on séparer l’intention criminelle et l’irréparable ? Le film choisit de ne pas arbitrer. Il propose un espace où les spectateurs, eux-mêmes, pèsent ce qu’ils acceptent de croire.
Cette posture se lit dans la progression du récit. Les témoins ne délivrent pas de confession définitive, les reconstitutions mentales se contredisent, la parole s’enlise ou éclaire partiellement. Si la justice est un art de la preuve, elle est aussi, ici, l’art de gérer l’incertitude. La frontière entre responsabilité et destin se brouille, et l’on comprend mieux pourquoi, dans les affaires où les faits sont chargés d’idéologie ou de mémoire militante, la vérité se cabre.
La manière dont le film s’attache à la nuance rappelle que la justice n’est pas qu’un verdict : c’est un processus, avec ses angles morts, ses exigences de forme, sa liturgie. Pour beaucoup, cela peut ressembler à une frustration ; pour d’autres, c’est le seul moyen d’éviter la vengeance.
Comment les proches et le public s’approprient-ils le récit ?
Autour de ce procès reconstitué, les réactions ont varié. Certains proches ont salué une fidélité à l’esprit d’un homme et d’une époque. D’autres ont dénoncé des embellissements, estimant que certains éléments fictionnels poussaient trop loin le trait. Cette friction nourrit le débat et rappelle que l’art n’est pas une chambre d’archives.
La veuve de Pierre Goldman, Christiane Succab-Goldman, a exprimé des réserves ciblées sur quelques ajouts jugés excessifs. C’est une voix importante, car elle rappelle la dimension intime de l’affaire. Mais il y a aussi ces spectateurs anonymes qui, à la faveur d’une séance ou d’un visionnage en streaming, découvrent l’histoire sans préjugés.
À Montreuil, après une projection tardive, j’ai échangé avec Bintou Kassama, éducatrice spécialisée : « J’ai eu l’impression qu’on me demandait de regarder le doute en face, sans me tenir la main. Ça m’a secouée, mais c’est salutaire. » Elle ne connaissait de Goldman que des bribes. Son témoignage a trouvé un écho chez Rémi Chavignac, bibliothécaire, qui ajoutait : « Ce n’est pas un film de réponses. C’est un film qui répète la question jusqu’à ce qu’elle fasse mal. »
La diffusion numérique change-t-elle notre rapport à l’œuvre ?
La disponibilité sur plusieurs plateformes à partir de l’été 2025 fabrique une nouvelle temporalité. Le film quitte l’unicité du rendez-vous collectif en salle pour entrer dans la circulation souple des écrans domestiques. On peut le revoir, reprendre une scène, réécouter un témoignage, examiner une hésitation. Le procès devient un feuilleté de lectures.
Cette nouvelle vie digitale a un revers : regarder chez soi, c’est risquer d’atténuer la concentration. Or ce film réclame une attention vibratile. Pourtant, le risque en vaut la chandelle : la possibilité de revenir sur un échange, de ralentir la perception, démultiplie la puissance de ce huis clos.
Lors d’un visionnage à domicile, Gaëlle Monfort, doctorante en histoire, me confiait : « J’ai mis pause trois fois pour noter des expressions. Le film m’a fait penser à un séminaire, où les mots deviennent des objets d’étude. » C’est peut-être là un effet inattendu : la salle d’audience se transforme en salle de lecture, et chacun devient son propre greffier.
Pourquoi la retenue du réalisateur renforce-t-elle l’impact émotionnel ?
Cédric Kahn refuse l’explication totalisante. Il déploie une orchestration précise, sans démagogie, où chaque plan est un choix. En ne sollicitant pas la parole directe de Jean-Jacques Goldman, il protège la ligne dramatique du film : l’affaire, rien que l’affaire, et l’individu au centre du vortex. Ce refus de capter une aura médiatique est un geste de cinéma autant qu’un geste éthique.
Cette retenue multiplie les effets de résonance. L’absence crée une tension, elle oblige à se concentrer sur l’argumentation, le ton, les réactions du tribunal. Dans la chronologie du procès, l’émotion n’est jamais donnée, elle est gagnée. Peu de films acceptent aujourd’hui de s’en tenir à cette dramaturgie basse, humble et exigeante. C’est ce qui rend celui-ci si troublant.
En filigrane, l’idée que la vérité ne se livre pas au premier appel. Qu’elle se mérite, parfois sans jamais se laisser totalement capturer. Qu’elle n’appartient ni aux héros ni aux bourreaux, mais aux heures patiemment vécues dans une salle où l’on jure de dire toute la vérité, sans être certain de la reconnaître.
Que nous dit ce récit sur la mémoire collective et les secrets de famille ?
Le film n’est pas qu’un procès : c’est une chambre d’échos. Il interroge la façon dont une société se souvient, comment elle classe ses figures, comment elle traite les zones d’ombre. La mémoire collective n’est jamais neutre, elle est triée, commentée, contestée. Ici, elle se cogne à la mémoire intime, celle des proches, des compagnons, des témoins de l’époque.
La présence à distance de Jean-Jacques Goldman ajoute une tension supplémentaire : elle montre que les liens de sang n’offrent pas de raccourci. Les secrets de famille ne se percent pas sous la pression publique. Ce qui reste, c’est le mystère des positions, l’épaisseur des silences. L’œuvre l’accepte : elle ne force pas les portes.
En ce sens, le film se tient à l’endroit le plus difficile : ni exécution médiatique, ni absolution romanesque. Une étude, plutôt, de ce que peut un procès quand il n’a pas accès à l’évidence. Le droit tente, la société regarde, l’histoire jugera à son tour.
Conclusion
Dans ce portrait au couteau, la salle d’audience devient la scène où l’on apprend non pas ce qui s’est passé, mais ce que le doute produit sur les êtres. La force du film tient à sa droiture : s’arc-bouter sur le procès, refuser de se laisser aimanter par la célébrité périphérique, construire un rythme qui met la parole au centre. Arieh Worthalter incarne un homme qui nie l’irréparable tout en assumant le reste ; la mise en scène, elle, nie l’emphase et assume l’incertitude. À distance, la silhouette silencieuse de Jean-Jacques Goldman n’ajoute pas une intrigue, elle en ôte une : elle débarrasse le film de la tentation du raccourci, pour n’en garder que le travail du doute. Cette rigueur, au bout du compte, fait naître une émotion durable. Un film qui s’écoute autant qu’il se regarde, et qui, une fois achevé, continue de résonner comme une audience qui ne se ferme jamais tout à fait.
A retenir
En quoi le dispositif en huis clos sert-il le récit ?
Le huis clos resserre la tension et oblige à scruter les détails : regards, silences, hésitations. En limitant l’espace, la mise en scène renforce l’impact de chaque parole et permet de vivre l’audience comme une expérience physique du droit.
Pourquoi le film se concentre-t-il sur le procès plutôt que sur la biographie familiale ?
Le réalisateur privilégie la complexité judiciaire et la charge romanesque du doute. Ce choix protège le récit de l’attrait anecdotique et maintient le spectateur au cœur des enjeux de vérité, loin des distractions biographiques.
Quel est l’effet de la présence silencieuse de Jean-Jacques Goldman ?
Son absence active évite l’amalgame entre célébrité et affaire pénale. Elle renforce la focalisation sur le déroulement judiciaire et fait du silence un élément dramatique à part entière.
Comment la performance d’Arieh Worthalter influe-t-elle sur la perception de l’affaire ?
Son interprétation, tendue et nuancée, habite les contradictions du personnage : aveu des braquages, refus de l’imputabilité des meurtres. Elle rend palpables les tiraillements moraux qui traversent l’audience.
Que dit le film de la justice et du doute ?
Il montre la justice comme un processus qui arbitre l’incertitude plus qu’il ne fabrique des certitudes. Le doute est travaillé, débattu, exposé, sans prétendre à une résolution absolue.
Comment la diffusion en VOD et en streaming change-t-elle l’expérience ?
La disponibilité sur plusieurs plateformes depuis le 27 juillet 2025 permet de revoir, annoter, interrompre, approfondir. Elle démocratise l’accès tout en exigeant du spectateur une concentration rare.
Quelles réactions suscite l’œuvre chez les proches et le public ?
Les proches affichent des avis contrastés : certains saluent la fidélité à l’esprit de l’affaire, d’autres déplorent des libertés narratives. Le public, lui, s’empare du film comme d’une enquête, acceptant de cohabiter avec le doute.
Pourquoi parle-t-on d’une dimension romanesque ?
Le romanesque naît de la tension entre convictions politiques, aveux partiels et refus de l’irréparable. La mise en scène embrasse cette tragédie intime sans la diluer dans une explication totalisante.
Le film prend-il parti ?
Il assume une forme de neutralité active : il cadre, écoute, questionne, mais ne tranche pas dans le vif. Le spectateur reste responsable de son jugement, sans injonction morale.
Que retient-on, enfin, de cette proposition de cinéma ?
Un geste de précision, une éthique de la retenue, un choc calme. Le procès devient une machine à interroger, et le silence, un langage. On sort avec moins de certitudes, mais avec davantage de lucidité.