Retour à 90 km/h en 2025 : l’Eure lance l’étude route par route

Le retour à 90 km/h sur certaines routes départementales n’est pas une révolution, mais un ajustement mesuré dans un débat qui dure depuis près de six ans. Ce changement, porté par des collectivités de plus en plus nombreuses, s’inscrit dans une logique de bon sens territorial : adapter la réglementation à la réalité du terrain plutôt que d’imposer une norme uniforme. L’Eure a ouvert la marche en 2024, mais elle ne sera pas seule. Ce mouvement, loin d’être une simple concession aux automobilistes, repose sur une analyse fine des risques, des usages et des attentes locales. Derrière ces décisions, il y a des routes, des habitants, des maires, et des élus qui cherchent à concilier sécurité, efficacité et acceptabilité. C’est ce nouvel équilibre que nous décryptons ici, à travers les faits, les témoignages et les enjeux d’un changement qui s’installe, sans bruit, mais avec méthode.

Pourquoi la limitation à 80 km/h a-t-elle tant divisé les usagers ?

En 2018, la généralisation de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes bidirectionnelles sans séparateur central a été présentée comme une mesure de santé publique. L’objectif, clairement affiché par le gouvernement et relayé par des associations comme l’Adcf, était de sauver environ 400 vies par an, principalement sur les routes départementales. Ces axes, souvent sinueux, traversant des villages ou bordés de chemins d’accès, concentrent en effet une part importante des accidents mortels.

Pourtant, cette mesure, bien que fondée sur des données statistiques, a été mal vécue par une large frange de la population. Pourquoi ? Parce qu’elle a été perçue comme une règle « top-down », imposée sans concertation ni différenciation. « Je conduis chaque jour entre Évreux et Bernay, sur une portion parfaitement rectiligne, avec une visibilité excellente, et je me suis retrouvé à 80 km/h comme sur une route de montagne », témoigne Lucien Ferrand, agriculteur de 58 ans. « On a eu l’impression qu’on nous traitait tous comme des chauffards irresponsables, alors qu’on connaît nos routes par cœur. »

Ce sentiment d’injustice a nourri un rejet durable. Beaucoup d’automobilistes ont estimé que la mesure n’apportait pas de bénéfice perceptible en termes de sécurité, tout en rallongeant significativement leurs trajets. Sur des axes peu fréquentés, sans croisements dangereux ni accès multiples, la baisse de vitesse semblait artificielle. « On a perdu du temps, mais on n’a pas vu de barrières de sécurité ajoutées, ni de passages piétons rénovés », ajoute Camille Lefort, enseignante à Vernon. « C’était comme si on nous demandait de payer un prix sans voir l’investissement en retour. »

Cette dissonance entre l’intention et la perception a fragilisé la légitimité de la mesure. Elle a aussi ouvert la porte à une réévaluation locale, portée par des élus convaincus que la sécurité ne passe pas par l’uniformité, mais par l’adaptation.

Quel bilan réel de la limitation à 80 km/h ?

Le bilan officiel de la limitation à 80 km/h reste contrasté. Si certaines études ont montré une baisse des accidents mortels dans les premières années, cette tendance ne s’est pas stabilisée partout. Thierry Plouvier, vice-président du département de l’Eure en charge des mobilités, est sans détour : « Les effets attendus sur la mortalité n’ont pas été aussi marqués que prévu, surtout sur les axes où les conditions de circulation étaient déjà bonnes. »

Pour lui, le problème ne réside pas dans la volonté de sécuriser les routes, mais dans l’application d’un seuil unique à des réalités très diverses. « Une route départementale entre deux villages, avec des intersections tous les 500 mètres, n’a rien à voir avec un axe interurbain rectiligne, sécurisé, peu fréquenté. Traiter les deux de la même manière, c’est nier l’évidence. »

Le débat s’est donc déplacé : plutôt que de se demander si 80 km/h est « bon » ou « mauvais », on s’interroge désormais sur l’efficacité d’une règle unique. Les données d’accidentologie montrent que les points noirs persistent souvent sur des tronçons où la vitesse n’est pas le facteur principal — mais plutôt la configuration des intersections, la présence de visibilité réduite ou l’état du revêtement.

Par ailleurs, la technologie vient compléter l’analyse. Des outils comme les alertes radars de vitesse sur Google Maps sont devenus des alliés inattendus pour les conducteurs. « Je sais quand je dois ralentir, même sans panneau », explique Mehdi Bensaïd, livreur indépendant dans l’Orne. « C’est plus efficace que de me forcer à rouler à 80 partout. »

Cette évolution montre que la sécurité routière ne se résume plus à une contrainte physique, mais à une information partagée, une anticipation collective. Et c’est précisément ce changement de paradigme qui permet aujourd’hui de repenser la limitation de vitesse.

Comment les départements choisissent-ils les routes à remettre à 90 km/h ?

Le retour à 90 km/h n’est pas un retour en arrière, mais une remise à niveau sur des critères objectifs. L’Eure a lancé une étude minutieuse sur 420 itinéraires départementaux. Chaque tronçon est passé au crible selon quatre grands critères : le volume de trafic, l’historique des accidents, la qualité des infrastructures et la visibilité.

« Rien n’est automatique », insiste Aurore Deville, ingénieure en charge de la sécurité routière au Conseil départemental. « Un axe peut être droit et bien entretenu, mais si on y compte 15 accès privés sur 2 km, on reste à 80. De même, si la météo rend fréquemment la route glissante, on ne relève pas. »

Les premiers axes retenus sont des itinéraires interurbains peu fréquentés, avec peu d’intersections, des accotements larges et une signalisation claire. « Ce sont des routes où la vitesse était déjà proche de 90 en pratique, malgré le panneau », note-t-elle. « Plutôt que de sanctionner les conducteurs, on reconnaît la réalité. »

Le budget alloué à cette transition est d’environ 200 000 euros, principalement pour la pose de nouveaux panneaux et la mise à jour de la signalisation. Mais certains départements prévoient aussi des travaux complémentaires : ajout de bandes réfléchissantes, amélioration des intersections, ou encore renforcement des protections latérales.

La concertation locale joue un rôle clé. « On ne décide pas seul dans un bureau », précise Thierry Plouvier. « Les maires sont consultés, les usagers interrogés. Parfois, un village demande à ce que la limite reste à 80 à l’approche de son territoire, même si le reste de la route passe à 90. On respecte ces demandes. »

C’est cette approche sur mesure qui fait la différence. Contrairement à la mesure nationale de 2018, elle repose sur l’écoute, la transparence et la responsabilisation.

Quels impacts concrets sur les usagers et la sécurité ?

Pour les automobilistes, le passage à 90 km/h sur certains axes représente un gain de temps, mais surtout un regain de crédibilité dans la réglementation. « Quand les règles semblent logiques, on a plus envie de les respecter », observe Lucien Ferrand. « Avant, beaucoup roulaient à 95-100 en ignorant le 80. Maintenant, si le panneau dit 90, ils roulent à 90. C’est paradoxal, mais c’est ainsi. »

Le gain de temps, bien que modeste sur certains tronçons (quelques minutes sur un trajet de 30 km), améliore la qualité de vie, notamment pour les travailleurs pendulaires, les artisans ou les agriculteurs. « Je gagne 6 minutes aller-retour entre mon exploitation et le marché de Dreux », raconte Hélène Rambert, maraîchère. « C’est peu, mais sur une année, ça fait 30 heures. Du temps que je passe avec mes enfants ou mes employés. »

Sur le plan de la sécurité, les premiers retours sont encourageants. Dans les départements ayant déjà mis en place des relèvements ciblés, comme la Vienne ou la Charente, aucune hausse significative des accidents mortels n’a été observée sur les axes concernés. Au contraire, la clarté des règles semble renforcer l’attention des conducteurs.

« Ce n’est pas la vitesse qui tue, c’est l’inadéquation entre la vitesse et la situation », résume Aurore Deville. « Sur une route bien conçue, rouler à 90 n’est pas plus dangereux que rouler à 80 sur une route mal entretenue. Ce qui compte, c’est la cohérence. »

Le message est donc clair : la sécurité ne se construit pas en abaissant mécaniquement les vitesses, mais en améliorant les conditions de circulation et en adaptant les règles à chaque contexte.

A retenir

Le retour à 90 km/h concerne-t-il toutes les routes ?

Non, le relèvement de la vitesse est strictement ciblé. Seuls les tronçons répondant à des critères précis — faible accidentologie, bonne visibilité, peu d’intersections — peuvent être concernés. Les zones urbaines, les passages sensibles et les routes à forte densité d’accès restent à 80 km/h ou moins.

Le département de l’Eure est-il le premier à agir ?

Non, l’Eure s’inscrit dans un mouvement amorcé par d’autres départements comme la Vienne, la Charente ou la Loire-Atlantique. Il est l’un des plus avancés en termes de méthode, avec une étude systématique sur 420 routes, mais il suit une tendance déjà bien établie.

Y a-t-il un risque accru d’accidents avec cette mesure ?

Les données actuelles ne montrent pas d’augmentation des accidents mortels sur les axes passés à 90 km/h. Au contraire, la transparence du processus et l’adhésion des usagers semblent renforcer le respect des règles. La sécurité dépend d’un ensemble de facteurs, dont la vitesse n’est qu’un élément.

Les automobilistes doivent-ils s’attendre à un retour massif à 90 km/h ?

Non, le changement sera progressif et localisé. Chaque département décidera librement, après étude. Il n’y aura pas de relèvement national. La logique est celle de la différenciation, pas de la généralisation.

Quel rôle jouent les maires et les habitants dans ces décisions ?

Les maires sont consultés systématiquement. Ils peuvent émettre des réserves ou des demandes spécifiques, notamment pour protéger les abords de leurs communes. La concertation locale est un pilier du processus, afin d’assurer l’acceptabilité des nouvelles mesures.

La limitation à 80 km/h disparaît-t-elle définitivement ?

Non, elle reste la règle sur les routes à risque. Le 80 km/h n’est pas aboli, mais réévalué. Il devient une mesure ciblée pour les tronçons dangereux, plutôt qu’une norme universelle. Cette évolution marque un changement de philosophie : de la règle uniforme à la gestion fine des risques.