80 ans de la Sécurité sociale : et si on créait une sécu de l’alimentation ?

Quatre-vingts ans après sa création, la Sécurité sociale reste un pilier emblématique de la solidarité française. Mais aujourd’hui, son modèle inspire bien au-delà de la santé : des voix s’élèvent pour étendre son principe à d’autres domaines cruciaux, comme l’écologie ou l’alimentation. L’idée n’est pas de remplacer le système actuel, mais de l’adapter, de l’élargir, pour répondre aux nouvelles formes d’insécurité. Face à la crise climatique, à la précarité alimentaire, ou encore à la fracture énergétique, des expérimentations voient le jour, portées par des élus, des citoyens, des collectivités. Elles dessinent les contours d’une protection sociale renouvelée, plus inclusive, plus résiliente. Si rien n’est encore gravé dans le marbre, ces initiatives suscitent un intérêt croissant, notamment en vue des échéances électorales à venir. À travers des témoignages concrets et des projets innovants, découvrons comment la Sécurité sociale pourrait, demain, s’occuper de bien plus que de nos soins médicaux.

Qu’est-ce qu’une Sécurité sociale écologique ?

Le concept de Sécurité sociale écologique émerge comme une réponse structurée aux impacts concrets du dérèglement climatique sur la vie quotidienne. Plutôt que de laisser chaque citoyen affronter seul les aléas environnementaux — canicules, inondations, hausse des prix de l’énergie —, cette proposition vise à mutualiser les risques, à l’image de ce que fait la Sécurité sociale depuis 1945. Les Écologistes, en particulier, portent ce projet en amont de la présidentielle de 2027, le présentant comme une avancée sociale incontournable.

Comment fonctionnerait une carte vitale verte ?

La clé de ce dispositif serait une carte vitale verte , un outil numérique unique donnant accès à des aides ciblées. Elle permettrait, par exemple, de financer à hauteur de 70 % la rénovation énergétique d’un logement, de subventionner la location d’un véhicule électrique, ou encore de couvrir une partie des frais liés à l’installation de panneaux solaires. Contrairement aux aides actuelles, souvent éparpillées entre Agences de l’environnement, caisses régionales ou collectivités, cette carte centraliserait les droits dans un guichet unique, simple d’accès et universel.

Clara Vidalis, conseillère municipale à Rennes et coordinatrice du projet au sein des Écologistes, explique : Nous ne voulons pas créer un système parallèle, mais réutiliser le modèle de solidarité qui a fait ses preuves. La Sécurité sociale a protégé des générations contre la maladie ou le chômage. Pourquoi ne pas l’étendre aux risques écologiques, qui touchent désormais tout le monde ?

Le financement de cette sécurité élargie reposerait sur une réaffectation partielle des cotisations sociales, complétée par une taxation ciblée des activités les plus polluantes. L’objectif ? Ne pas alourdir la charge des ménages modestes tout en incitant les plus gros émetteurs à changer de comportement.

Et si la Sécurité sociale prenait soin de notre alimentation ?

En parallèle des discussions sur la transition écologique, une autre forme de protection sociale expérimentale gagne du terrain : la Sécurité sociale d’alimentation. Déjà testée dans plusieurs communes rurales et périurbaines, elle repose sur un principe simple : verser mensuellement une somme directement sur une carte vitale dédiée à l’achat de produits alimentaires frais, locaux et de saison.

Un projet concret à Saint-Pierre-de-Chignac

À Saint-Pierre-de-Chignac, un village de 1 200 habitants en Dordogne, l’expérience a commencé en 2023. Chaque résident inscrit reçoit 120 euros par mois sur sa carte alimentaire . Ces fonds ne peuvent être utilisés que chez les producteurs locaux partenaires : maraîchers, éleveurs, fromagers, ou encore artisans transformateurs. L’objectif est triple : lutter contre la précarité alimentaire, soutenir l’agriculture locale, et réduire l’empreinte carbone liée au transport des denrées.

Marie-Flore Géroux, maraîchère bio installée depuis quinze ans sur la commune, témoigne : Avant, je vendais surtout en circuits courts, mais à une clientèle restreinte. Depuis la mise en place de la carte, mes ventes ont augmenté de 40 %. Des familles que je ne voyais jamais viennent maintenant régulièrement. Et elles découvrent des légumes qu’elles n’achetaient pas avant.

Pour les bénéficiaires, l’impact est tangible. Antoine Lestrange, père de deux enfants et ouvrier en maintenance, raconte : Avec mon salaire, on arrivait à peine à boucler les fins de mois. On mangeait souvent des plats industriels, parce que c’était moins cher. Maintenant, avec la carte, on peut acheter des fruits, des légumes, du pain frais… Mes enfants ont meilleure mine, et moi, j’ai l’impression de mieux manger, sans dépasser le budget.

Un modèle financé par la solidarité

Le financement de cette carte repose sur une cotisation sociale modulée selon les revenus. Les plus aisés cotisent davantage, les plus modestes peu ou pas, selon un barème similaire à celui de la protection maladie. Cette mutualisation permet de garantir l’accès pour tous, indépendamment du niveau de revenu.

Le maire de Saint-Pierre-de-Chignac, Julien Corvaisier, insiste sur l’aspect inclusif : Ce n’est pas une aide sociale stigmatisante. Tout le monde a la carte, riche ou pauvre. Cela crée du lien, et évite la honte d’être “assisté”.

Le succès local a déjà inspiré d’autres communes. En 2025, plus d’une vingtaine de villages en Nouvelle-Aquitaine, Occitanie et Auvergne-Rhône-Alpes ont lancé des expérimentations similaires, avec des adaptations locales : certaines incluent les produits laitiers, d’autres soutiennent les AMAP ou les marchés paysans.

Pourquoi ces projets émergent-ils maintenant ?

Le contexte économique et social explique en grande partie cet élan. Depuis plusieurs années, les Français font face à une double pression : l’inflation des prix alimentaires et énergétiques, et les effets visibles du changement climatique. La canicule de 2022, les inondations récurrentes, ou encore les pics de pollution, ont fragilisé des ménages jusque-là considérés comme stables.

Une demande de protection accrue

Les crises successives ont révélé les limites du modèle actuel. La Sécurité sociale classique couvre les soins, mais pas les conséquences indirectes d’un été sans pluie ou d’un hiver trop cher. Or, ces événements ont un coût sanitaire, social, économique. On soigne les maladies liées à la chaleur, mais on ne prévient pas les logements insalubres pendant les canicules , souligne Élodie Rancœur, chercheuse en politiques publiques à Sciences Po Bordeaux.

C’est cette faille que visent les nouvelles formes de protection. Elles s’inscrivent dans une logique préventive et collective : plutôt que d’intervenir après coup, elles anticipent les risques. Et plutôt que de laisser chaque individu se débrouiller, elles organisent une solidarité nationale élargie.

Un enjeu électoral en 2026

Les élections municipales de mars 2026 pourraient devenir un laboratoire politique pour ces idées. De nombreux candidats écologistes ou de gauche sociale intègrent déjà la carte alimentaire ou la carte verte dans leurs programmes. À Toulouse, par exemple, l’équipe de Valérie Pajot, candidate aux municipales, propose de généraliser la carte vitale d’alimentation sur tout le territoire métropolitain d’ici 2028.

C’est une mesure de justice sociale et environnementale , affirme-t-elle. Elle permet de sortir de l’assistanat, tout en soutenant les agriculteurs de proximité. Et elle prépare la ville aux chocs futurs.

Quels sont les obstacles à surmonter ?

Pour séduisants qu’ils soient, ces projets ne sont pas sans difficultés. Le principal défi réside dans le financement. Étendre la Sécurité sociale à de nouveaux domaines suppose des moyens importants, alors que le système actuel est déjà sous tension.

Un coût estimé, mais pas encore assumé

Les Écologistes estiment qu’une Sécurité sociale écologique complète coûterait entre 15 et 20 milliards d’euros par an. Une somme colossale, mais qu’ils jugent réaliste à condition de réformer l’impôt sur les entreprises polluantes, de supprimer certaines niches fiscales, et de mieux redistribuer les ressources existantes.

Le débat est vif au sein même des partis. Certains élus socialistes, comme Thibault Comelade, député des Hautes-Pyrénées, restent prudents : L’idée est belle, mais il faut éviter de promettre l’impossible. On ne peut pas créer des droits nouveaux sans garantir leur pérennité.

Des inquiétudes sur la gestion et la fraude

Un autre frein concerne la gestion opérationnelle. Qui piloterait ces nouvelles cartes ? La Caisse nationale d’assurance maladie ? De nouvelles structures seraient-elles nécessaires ? Et comment éviter les dérives, comme l’utilisation détournée des fonds ou la surcharge administrative ?

À Saint-Pierre-de-Chignac, le système repose sur une application mobile sécurisée, liée au numéro de sécurité sociale. Chaque achat est tracé, et seul un panel de produits éligibles peut être acheté. La technologie permet un contrôle fin, sans surveillance intrusive , précise Julien Corvaisier. Et jusqu’ici, aucune fraude n’a été constatée.

Quel avenir pour ces nouvelles Sécurités sociales ?

Le chemin vers une généralisation nationale reste long. Aucun gouvernement n’a encore engagé de réforme structurelle dans ce sens. Pourtant, les signaux sont encourageants. En 2024, un rapport parlementaire a reconnu l’intérêt des expérimentations locales en matière de protection sociale élargie. Et plusieurs ministères étudient des pistes de convergence entre les aides existantes.

Une évolution culturelle en marche

Plus que des dispositifs techniques, ces projets traduisent un changement de regard sur la solidarité. On passe d’une logique d’assistance à une logique de prévention et d’empowerment. La Sécurité sociale du XXIe siècle ne doit pas seulement soigner, elle doit protéger , résume Clara Vidalis.

Cette mutation s’inscrit dans une tendance européenne. En Allemagne, des expériences similaires de chèques alimentation ont été lancées dans des villes comme Fribourg. En Belgique, des régions pilotent des revenus verts pour accompagner la transition énergétique. La France, pionnière en 1945, pourrait retrouver un rôle de leader.

A retenir

Qu’est-ce qu’une Sécurité sociale écologique ?

Il s’agit d’un système de protection collective contre les conséquences directes du dérèglement climatique, financé par des cotisations sociales et donnant accès à des aides concrètes via une carte vitale verte.

Comment fonctionne la carte vitale d’alimentation ?

Elle verse mensuellement une somme (entre 100 et 150 euros) sur un support numérique, utilisable uniquement chez des producteurs locaux conventionnés, pour favoriser une alimentation saine, durable et accessible à tous.

Qui finance ces nouvelles formes de protection ?

Le financement repose sur une mutualisation des risques, via des cotisations sociales modulées selon les revenus, complétées par des recettes fiscales liées à la pollution ou à la surconsommation.

Ces projets sont-ils déjà généralisés ?

Non, ils restent à l’état d’expérimentation locale. Aucune généralisation nationale n’est encore d’actualité, mais plusieurs collectivités s’apprêtent à les intégrer dans leurs programmes électoraux.

Pourquoi ces idées gagnent-elles en légitimité ?

Parce qu’elles répondent à des besoins concrets : précarité alimentaire, vulnérabilité climatique, fracture énergétique. Elles s’appuient sur un modèle éprouvé de solidarité et proposent des solutions préventives, inclusives et durables.