Alors que les feuilles tombent et que l’air se fait plus frais, les paysages de nos campagnes semblent se vider progressivement de certaines de leurs présences discrètes. Parmi elles, les serpents, souvent redoutés, parfois mal compris, disparaissent du regard. Pourtant, ils ne quittent pas nos terres. Ils se mettent simplement en pause, comme suspendus dans le temps, attendant le retour des jours plus doux. En France, douze espèces de serpents peuplent les haies, les talus, les zones humides et les vieux murs de pierre sèche. Quatre vipères et neuf couleuvres, chacune avec ses habitudes, ses préférences, sa manière de traverser l’hiver. Leur disparition n’est qu’apparente. Elle s’inscrit dans un cycle millénaire, subtilement menacé aujourd’hui par les changements climatiques. Mais où vont-ils exactement ? Et comment survivent-ils à des températures qui les paralysent ?
Où passent les serpents français pendant l’hiver ?
Quand les températures chutent sous les 10 °C, les serpents entrent en mode survie. Leur métabolisme ralentit considérablement, leur activité cesse presque entièrement. Ils ne chassent plus, ne se déplacent quasiment pas, et leur respiration devient imperceptible. Ce phénomène, appelé brumation, est l’équivalent reptilien de l’hibernation. Contrairement aux mammifères, les serpents ne produisent pas de chaleur interne. Ils sont ectothermes, c’est-à-dire totalement dépendants de leur environnement thermique. Dès que le soleil se fait rare, ils doivent trouver des abris capables de les protéger du gel profond.
C’est dans les fissures de rochers, les talus argileux, les vieux murs en pierre sèche ou encore les tas de bois abandonnés que les couleuvres et vipères se réfugient. Certains, comme la couleuvre d’Esculape, affectionnent les anciennes granges ou les fondations de murs en ruine. D’autres, comme la vipère péliade, se faufilent sous les souches ou dans les terriers abandonnés par les rongeurs. Parfois, plusieurs individus se regroupent dans le même site, formant de véritables colonies souterraines. Ce comportement, observé notamment dans les Alpes, permet une meilleure conservation de la chaleur corporelle.
Camille Ravel, biologiste spécialisée en herpétologie, suit depuis dix ans les déplacements de la couleuvre de Montpellier dans le sud de l’Hérault. « Chaque automne, explique-t-elle, j’ai pu observer le même rituel : les serpents quittent progressivement les zones ensoleillées, comme les clairières ou les chemins de terre, pour rejoindre des zones plus profondes, souvent à l’abri des regards. L’un d’eux, que j’ai suivi grâce à un émetteur, a parcouru près de trois kilomètres pour atteindre une ancienne carrière. Il s’est enfoncé à plus d’un mètre sous terre, là où la température reste stable autour de 8 °C. »
Qu’est-ce que la brumation, et en quoi diffère-t-elle de l’hibernation ?
La brumation est un état physiologique de ralentissement extrême, propre aux reptiles et amphibiens. À la différence de l’hibernation des mammifères, qui implique un sommeil profond et une production de chaleur interne, la brumation est un simple ralentissement métabolique induit par le froid. Les serpents ne dorment pas : ils sont simplement inactifs. Leur cœur bat lentement, leur digestion s’arrête, et leur besoin en oxygène diminue drastiquement.
Des études menées sur la vipère aspic montrent que, dès 12 °C, son métabolisme chute de près de 70 %. À 5 °C, le reptile devient quasiment inerte. Il peut rester ainsi des semaines, voire des mois, sans bouger. Mais il n’est jamais totalement inconscient. Lorsqu’une journée inhabituellement douce se présente, même en plein hiver, certains serpents peuvent émerger brièvement pour s’hydrater ou se réchauffer quelques instants au soleil, avant de replonger dans leur refuge.
« C’est une stratégie d’adaptation remarquable », confirme Élias Moreau, écologue dans le parc naturel régional du Morvan. « En 2022, j’ai surpris une couleuvre vipérine en pleine brumation sortir d’un trou dans un mur de pierre un après-midi de février. Il faisait 14 °C. Elle s’est allongée sur un rocher exposé sud pendant une heure, puis est retournée se cacher. Elle ne chassait pas, ne fuyait pas. Elle “rechargeait” simplement ses batteries thermiques. »
Pourquoi ne les voyons-nous plus en automne et en hiver ?
La disparition des serpents de nos regards n’est pas due à une migration, mais à une stratégie de conservation de l’énergie. Plusieurs facteurs expliquent leur absence apparente :
Le froid empêche la digestion
Un serpent ne peut pas digérer une proie si la température de son corps est inférieure à 15 °C. En automne, il cesse donc de chasser bien avant de se mettre en brumation. Il vit alors sur ses réserves, accumulées pendant l’été. Sortir serait inutile : aucune proie ne serait assimilée, et l’effort du déplacement serait fatal.
Les cachettes sont discrètes et profondes
Les abris choisis sont souvent inaccessibles et invisibles : cavités souterraines, interstices entre les pierres, galeries creusées par d’autres animaux. Une vipère péliade peut s’enfouir à plus de 80 centimètres de profondeur, là où le sol ne gèle pas. Ces refuges naturels sont parfois utilisés depuis des décennies par plusieurs générations de serpents.
Le risque de prédation augmente s’ils bougent
En état de brumation, les serpents sont vulnérables. Leur réaction est lente, leur capacité à fuir quasi nulle. S’ils sortent par erreur par temps trop froid, ils risquent l’hypothermie et la mort. C’est pourquoi ils ne sortent que lors de périodes de douceur prolongée.
« J’ai vu une couleuvre d’Esculape sortir trop tôt en mars, raconte Léa Bonnet, maraîchère en Ardèche. Elle était raide, presque figée. Un chat du voisin l’a repérée. Heureusement, je l’ai chassé à temps. J’ai recouvert le serpent avec des feuilles mortes et un vieux panier. Deux jours plus tard, il avait disparu. J’imagine qu’il avait retrouvé assez de force pour repartir. »
Quelles espèces de serpents trouve-t-on en France, et où vivent-elles ?
Le territoire français abrite une diversité surprenante de serpents, adaptés à des milieux variés. La couleuvre de Montpellier, l’une des plus grandes d’Europe, peut mesurer jusqu’à deux mètres. Elle affectionne les garrigues sèches du sud-est, où elle chasse lézards et petits rongeurs. Très rapide, elle fuit généralement l’humain, mais sa taille impressionne souvent ceux qui la croisent.
La couleuvre vipérine, quant à elle, est liée aux zones humides : marais, rivières, étangs. Elle nage avec aisance et se nourrit de grenouilles ou de têtards. Son nom provient de son apparence : des motifs sombres rappelant ceux de la vipère, bien qu’elle soit totalement inoffensive.
La couleuvre d’Esculape, autrefois associée aux temples d’Asclépios, est un excellent grimpeur. Elle se faufile dans les haies, les arbres, et parfois même dans les greniers. Très présente en région Centre-Est, elle est en recrudescence depuis qu’elle bénéficie d’une protection stricte.
En ce qui concerne les vipères, deux espèces sont particulièrement répandues : la vipère aspic, reconnaissable à sa raie dorsale claire, et la vipère péliade, plus petite, avec un motif en zigzag. Cette dernière est la seule vipère d’Europe à vivre jusqu’au nord de la France et même en Belgique. Elle supporte des hivers rigoureux, grâce à des sites de brumation profonds et bien isolés.
Le changement climatique perturbe-t-il leur cycle de brumation ?
Oui, et de manière préoccupante. Depuis trente ans, les chercheurs observent que les serpents sortent de brumation en moyenne 17 jours plus tôt qu’auparavant. Ce décalage est directement lié à l’augmentation des températures hivernales. Des journées douces en janvier ou février peuvent induire une sortie prématurée.
Or, ce réveil précoce est risqué. Si une gelée tardive intervient après leur émergence, les serpents peuvent ne pas avoir la force de regagner leur abri. Leur métabolisme, relancé par la chaleur, les rend sensibles au froid brutal. En 2021, dans les Cévennes, une vague de froid a tué plusieurs vipères aspics qui étaient sorties trop tôt. « Elles étaient exposées au soleil, raconte Camille Ravel. Quand la température est tombée à -5 °C la nuit suivante, elles n’ont pas pu fuir. Leur corps était trop lent pour réagir. »
Le réchauffement climatique affecte aussi la disponibilité des proies. Les insectes et amphibiens, eux aussi sensibles aux températures, modifient leurs cycles. Un serpent qui sort trop tôt peut ne rien trouver à manger, affaiblissant ainsi ses chances de survie et de reproduction.
Comment coexister pacifiquement avec les serpents ?
Malgré la crainte qu’ils inspirent, les serpents sont des alliés précieux pour les écosystèmes. Ils régulent naturellement les populations de rongeurs, limant ainsi les risques de dégâts aux cultures ou de propagation de maladies. Protégés par la loi, ils ne doivent ni être tués, ni être déplacés sans autorisation.
Pour éviter les rencontres inattendues, quelques gestes simples suffisent : éviter d’accumuler des tas de bois ou de feuilles mortes près des habitations, surveiller les zones ensoleillées le matin (où les serpents aiment se réchauffer au printemps), et respecter leur espace. Si l’on croise un serpent, la meilleure attitude est de s’éloigner calmement. Ils ne sont pas agressifs et mordent rarement, sauf s’ils se sentent menacés.
« J’ai appris à les observer sans intervenir », témoigne Élias Moreau. « Un jour, j’ai vu une vipère péliade chasser une souris dans un champ. Elle a attendu plus d’une heure, parfaitement immobile. Puis, en un éclair, elle a frappé. C’était fascinant. Ce n’est pas un monstre. C’est un animal qui fait son travail. »
Quand et où les reverra-t-on au printemps ?
Dès que les températures diurnes dépassent régulièrement 12 à 15 °C, les serpents sortent progressivement de brumation. Le réveil est lent. Ils passent d’abord des journées entières au soleil, le long des chemins, sur les murets ou les rochers exposés sud. C’est à ce moment-là qu’on les croise le plus souvent.
Les premières observations ont lieu généralement en mars, parfois dès février dans le sud. Les mâles sortent souvent avant les femelles, cherchant déjà à établir leur territoire. Les accouplements ont lieu peu après, au printemps. Les femelles de certaines espèces, comme la couleuvre d’Esculape, pondent leurs œufs en été, tandis que d’autres, comme les vipères, donnent naissance à des petits vivants en fin d’été.
« Chaque année, vers la mi-mars, je les vois revenir près de la source », confie Léa Bonnet. « C’est comme une ritournelle de la nature. Ils sont là, silencieux, mais vivants. Et moi, je leur laisse leur place. »
A retenir
Les serpents français disparaissent-ils vraiment en hiver ?
Non, ils n’émigrent pas. Ils entrent en brumation, un état de ralentissement physiologique, et se cachent dans des abris naturels pour attendre le retour de la chaleur.
Quelle est la différence entre brumation et hibernation ?
La brumation concerne les reptiles et ne repose pas sur un sommeil profond, mais sur un ralentissement métabolique induit par le froid. Contrairement à l’hibernation, les serpents peuvent se réveiller brièvement lors de journées douces.
Les serpents sont-ils dangereux ?
La majorité des espèces en France sont inoffensives. Seules les vipères sont venimeuses, mais elles ne mordent qu’en cas de menace directe. Leur venin est rarement mortel pour l’homme, surtout avec une prise en charge rapide.
Le changement climatique menace-t-il les serpents ?
Oui, en perturbant leur cycle de brumation. Un réveil trop précoce les expose à des gelées tardives, et les désynchronise par rapport à la disponibilité de leurs proies.
Comment protéger les serpents tout en sécurisant son jardin ?
En évitant de détruire leurs abris naturels, en surveillant les zones ensoleillées au printemps, et en respectant leur rôle écologique. Un jardin accueillant pour les serpents est souvent un jardin équilibré.