Entre marées montantes et sédiments en suspension, les vasières ont longtemps été perçues comme des zones ingrates, presque repoussantes. Pourtant, loin des plages idéalisées et des paysages balisés, ces territoires limoneux abritent des secrets essentiels à la survie de notre planète. Leur rôle écologique, longtemps ignoré, est désormais au cœur d’un ambitieux programme scientifique européen. Car si elles ne font pas rêver les touristes, les vasières, ces étendues de boue fertile modelées par les cycles marins, sont en réalité des alliées précieuses dans la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité. À travers des recherches menées sur des sites allant du Danemark à l’Espagne, des scientifiques tels que Vona Méléder s’efforcent de redonner à ces écosystèmes leur juste valeur. Leur mission : comprendre, anticiper, et guider les décisions humaines pour que ces zones fragiles ne soient plus sacrifiées au nom du progrès, mais intégrées dans une gestion durable du littoral.
Qu’est-ce qu’une vasière et pourquoi mérite-t-elle notre attention ?
Une vasière est un milieu intertidal, c’est-à-dire une zone qui émerge à marée basse et se retrouve submergée à marée haute. Elle se forme principalement dans les estuaires, les deltas et les baies peu profondes, là où les fleuves déversent leurs sédiments et où les courants marins les déposent. Contrairement aux plages de sable ou aux falaises escarpées, les vasières n’offrent pas de panorama spectaculaire. Elles sont souvent boueuses, difficiles d’accès, et peuvent dégager des odeurs caractéristiques dues à la décomposition de la matière organique. Pourtant, c’est précisément dans cette apparence ingrate que réside leur richesse.
Vona Méléder, biologiste à Nantes Université, insiste sur leur omniprésence : On trouve des vasières partout dans le monde. Tous les deltas, comme celui de l’Amazone, sont des vasières. Ce constat, simple en apparence, cache une réalité complexe. Ces écosystèmes sont des zones de transition entre terre et mer, entre eau douce et eau salée, et abritent une biodiversité remarquable. Des vers polychètes aux crabes, en passant par les moules et les coques, des milliers d’organismes s’y développent, formant une chaîne alimentaire dense. Les oiseaux migrateurs, comme les bécasseaux ou les spatules, y trouvent également un refuge essentiel pour se nourrir et se reposer.
À Saint-Nazaire, sur la côte atlantique, Élias Rombaut, technicien en écologie marine, suit depuis dix ans les variations de la faune benthique dans la vasière du Sèvre. Il y a dix ans, on pensait que ces zones étaient stériles. Aujourd’hui, on sait qu’elles sont hyper-productives. Un mètre carré de vase peut contenir des centaines d’individus vivants. Ce vivier naturel joue un rôle crucial dans la régénération des ressources halieutiques, bien que peu de pêcheurs en soient conscients.
Comment les vasières capturent-elles le carbone ?
L’un des atouts les plus méconnus des vasières est leur capacité à stocker le carbone, souvent appelé carbone bleu . Contrairement aux forêts terrestres, qui absorbent le CO₂ par la photosynthèse, les vasières emprisonnent le carbone dans leurs sédiments. Les plantes aquatiques, comme les zostères ou les spartines, captent le dioxyde de carbone, mais c’est surtout la boue elle-même qui agit comme un puits de carbone. En raison de l’absence d’oxygène dans les couches profondes, la matière organique ne se décompose pas complètement, piégeant ainsi le carbone pendant des siècles, voire des millénaires.
Les chercheurs du programme Rewrite ont mesuré des taux de séquestration du carbone jusqu’à quatre fois supérieurs à ceux des forêts tropicales. Ces chiffres sont stupéfiants , confie Camille Fournier, hydrogéologue impliquée dans le projet. On a longtemps cru que les zones humides étaient marginales. En réalité, elles sont parmi les écosystèmes les plus efficaces pour réguler le climat.
Ce potentiel n’est pas sans conséquences pour les politiques environnementales. En Flandre maritime, où des projets d’aménagement menacent des vasières côtières, des collectifs citoyens s’appuient désormais sur ces données scientifiques pour exiger une protection accrue. On ne peut plus sacrifier ces zones pour construire des ports ou des zones industrielles , affirme Léana Verhoeven, militante écologiste. Ce serait comme brûler une forêt pour construire un parking.
Le programme Rewrite : une étude européenne pour sauver les vasières
Face à ces enjeux, l’Union européenne a lancé en 2022 le programme Rewrite, coordonné par Vona Méléder. Ce projet réunit vingt-cinq équipes de recherche issues de dix pays, de Copenhague à Bilbao, en passant par La Rochelle et Bruxelles. L’objectif ? Produire une connaissance fine du fonctionnement des vasières, anticiper les effets des changements climatiques, et proposer des scénarios de gestion aux décideurs locaux.
Les chercheurs étudient notamment la dynamique sédimentaire, la réponse des communautés biologiques aux variations de salinité, ou encore l’impact de la pollution microplastique. Mais ce qui distingue Rewrite des projets précédents, c’est son approche participative. Nous ne voulons pas seulement produire de la science , explique Méléder. Nous voulons que les pêcheurs, les élus, les agriculteurs, soient acteurs de la recherche.
À l’embouchure de la Gironde, une équipe collabore avec des ostréiculteurs dont les parcs sont menacés par l’envasement. Avant, on voyait la vase comme un problème , témoigne Hugo Delval, ostréiculteur à Mornac. Maintenant, on comprend qu’elle fait partie du système. On travaille avec les chercheurs pour adapter nos techniques, par exemple en espaçant mieux les claies.
Le programme explore aussi des scénarios de restauration. Dans le Scheldt néerlandais, une digue a été volontairement rompue pour permettre à la mer de réenvahir une zone agricole dégradée. Résultat : en moins de trois ans, une vasière naturelle s’est reformée, attirant des espèces disparues depuis des décennies. Ce type d’expérience montre que la nature peut rebondir si on lui en donne l’occasion , souligne Méléder.
Quels impacts pour les territoires et les populations locales ?
La gestion des vasières n’est pas qu’un enjeu écologique : elle touche aussi l’économie locale. Les zones côtières sont souvent soumises à des pressions contradictoires — protection de l’environnement, développement économique, sécurité face aux inondations. Le programme Rewrite vise à éclairer ces dilemmes.
À Dunkerque, où un projet de port élargi menace des zones humides, les autorités ont sollicité les chercheurs de Rewrite pour évaluer les conséquences d’un éventuel assèchement. Si on comble une vasière, on perd non seulement la biodiversité, mais aussi une protection naturelle contre la montée des eaux , explique Camille Fournier. Ces zones absorbent l’énergie des vagues et stabilisent les sols.
Le cas de la baie de Somme illustre cette tension. Depuis des décennies, des digues y retiennent la mer pour préserver des terres agricoles. Mais avec l’élévation du niveau de la mer, ces ouvrages deviennent de plus en plus coûteux à entretenir. On arrive à un point de bascule , estime Thomas Lemoine, géographe associé au projet. Soit on continue à lutter contre la nature, soit on accepte de lui redonner de l’espace.
Certaines collectivités commencent à changer de paradigme. Dans le marais de Brière, une expérimentation est menée pour retirer progressivement des digues secondaires. On appelle ça la gestion douce du littoral , précise Lemoine. Cela permet de restaurer les échanges naturels entre la mer et les terres, tout en créant de nouveaux espaces de loisirs, comme des sentiers de découverte ou des zones de pêche durable.
Quel avenir pour les vasières dans un monde en mutation ?
Le défi des vasières est double : elles sont à la fois menacées par les activités humaines et potentiellement renforcées par les effets du changement climatique. La montée du niveau de la mer pourrait, paradoxalement, favoriser leur extension dans certaines régions, à condition que les côtes soient suffisamment souples pour s’adapter.
Nous sommes à un moment clé , affirme Vona Méléder. Ce que nous décidons aujourd’hui va déterminer l’état de ces écosystèmes dans cinquante ans. Les scientifiques du programme Rewrite espèrent que leurs travaux serviront de base à une nouvelle politique côtière, intégrant les vasières non comme des obstacles, mais comme des alliées stratégiques.
En Bretagne, des jeunes naturalistes organisent désormais des visites guidées dans les vasières de la Rance. On montre aux gens comment lire la vase , raconte Maëlle Le Goff, animatrice naturaliste. Les traces de crabes, les nids d’oiseaux, les bulles de méthane… Chaque détail raconte une histoire. Ces initiatives participent à changer le regard porté sur ces milieux, en transformant la répulsion en curiosité, voire en admiration.
Conclusion
Les vasières ne seront jamais des destinations touristiques glamour. Mais leur valeur écologique, climatique et économique est désormais incontestable. Grâce à des programmes comme Rewrite, on commence à comprendre que ces zones, longtemps méprisées, sont des piliers de la résilience côtière. Leur avenir dépendra de notre capacité à repenser notre rapport à la nature : non pas comme un terrain à dominer, mais comme un partenaire à écouter. Protéger les vasières, c’est aussi se protéger soi-même.
FAQ
Quelle est la différence entre une vasière et une mangrove ?
Les deux sont des écosystèmes intertidaux riches en biodiversité, mais elles se trouvent dans des régions climatiques différentes. Les mangroves poussent en zones tropicales et subtropicales, avec des arbres adaptés au sel, tandis que les vasières se développent surtout en zones tempérées, sans végétation arborescente, et sont dominées par des herbiers et des sédiments limoneux.
Pourquoi les vasières sentent-elles parfois mauvais ?
L’odeur caractéristique provient de la décomposition anaérobie de la matière organique dans la vase, qui produit du sulfure d’hydrogène. Ce phénomène est naturel et indique un fonctionnement écologique normal, bien que désagréable pour certaines personnes.
Les vasières sont-elles dangereuses à traverser ?
Elles peuvent présenter des risques d’ensablement, surtout à marée montante. Il est fortement déconseillé de s’y aventurer sans guide ou sans connaissance du terrain. Des sentiers balisés existent dans certaines zones pour permettre une découverte en toute sécurité.
Peut-on cultiver ou pêcher dans les vasières ?
Oui, de manière durable. Certaines zones sont utilisées pour la pêche à pied, l’ostréiculture ou l’élevage de coquillages. L’important est de respecter les cycles naturels et de ne pas perturber l’équilibre sédimentaire et biologique.
Le programme Rewrite va-t-il se poursuivre après 2026 ?
Les résultats intermédiaires sont prometteurs, et plusieurs partenaires envisagent de prolonger les recherches sous d’autres formes, notamment via des projets nationaux ou des coopérations transfrontalières. La question du financement reste ouverte, mais l’intérêt scientifique et politique ne faiblit pas.
A retenir
Les vasières sont des écosystèmes intertidaux riches en biodiversité et en carbone bleu, longtemps sous-estimés. Le programme européen Rewrite, coordonné par Vona Méléder, vise à mieux comprendre leur fonctionnement et à guider les décisions territoriales. Ces zones, essentielles pour la régulation climatique et la protection côtière, doivent être intégrées dans une gestion durable du littoral. Leur avenir dépend de notre capacité à changer de regard et à reconnaître leur rôle vital.