Obésité : ce que les journalistes ne disent pas et qui change tout

Entre science, politique, économie et médias, le débat sur l’obésité navigue dans un labyrinthe de discours souvent contradictoires. Ce sujet de santé publique, qui touche près de 17 % des adultes en France selon Santé Publique France, dépasse largement la simple question du poids. Il interroge notre rapport à l’alimentation, aux normes corporelles, aux inégalités sociales et à la manière dont l’information circule. C’est précisément ce croisement de regards que la série de podcasts Parler d’obésité, produite par des étudiants en journalisme de l’IUT de Lannion, explore avec rigueur. À travers cinq épisodes, ils mettent en lumière les tensions entre chercheurs, décideurs politiques, industriels et journalistes, tout en donnant la parole à ceux que l’on oublie trop souvent : les personnes concernées. Ce deuxième volet s’attache à décrypter un enjeu central : qui parle de l’obésité, et selon quelles règles ?

Qui décide du récit sur l’obésité dans les médias ?

Le traitement médiatique de l’obésité repose sur un équilibre fragile. D’un côté, la nécessité d’informer le public sur un enjeu de santé majeur. De l’autre, les pressions économiques, les biais cognitifs et les contraintes éditoriales qui façonnent le discours. Clément Le Guen, journaliste en formation à Lannion, explique : Quand on travaille sur un sujet comme l’obésité, on se rend vite compte qu’on n’a que quelques minutes pour raconter une histoire complexe. Du coup, on simplifie. Et parfois, on tombe dans le cliché : le manque de volonté, la paresse, la malbouffe… . Ce raccourci, pourtant réducteur, est souvent celui que retiennent les audiences.

Le choix des interlocuteurs joue un rôle déterminant. Les chercheurs en nutrition ou en santé publique sont-ils aussi souvent invités que les médecins généralistes ou les coachs en ligne ? Pas forcément. Selon une analyse des contenus réalisée par les étudiants, les experts scientifiques sont cités dans seulement 35 % des reportages sur l’obésité, contre 60 % pour les professionnels de santé généralistes et 25 % pour des témoins anonymes. On a tendance à privilégier le témoignage émotionnel ou le discours du praticien de terrain, reconnaît Fanny Ricordeau, enseignante en journalisme. Mais cela risque de banaliser des problèmes structurels : précarité alimentaire, accès limité aux soins, publicité agressive des industriels.

Comment les chercheurs font-ils entendre leur voix ?

Les scientifiques, eux, peinent parfois à s’adapter au rythme effréné des médias. Leurs résultats, souvent nuancés, ne s’emballent pas pour un scoop . Le docteur Élias Ménard, chercheur à l’Inserm spécialisé dans les déterminants sociaux de l’obésité, raconte : J’ai publié une étude montrant que les quartiers défavorisés avaient deux fois moins d’accès aux épiceries bio ou aux marchés de producteurs. Cette donnée a été citée une fois, dans un article de fond. Le lendemain, la Une parlait d’un nouveau régime miracle.

Cette frustration est partagée par de nombreux chercheurs. Leur travail, pourtant essentiel, est souvent relégué à un rôle de caution scientifique, invoqué pour appuyer un angle déjà choisi par le journaliste. On nous appelle après coup, pour valider une idée préfabriquée, pas pour construire le récit , déplore Ménard. Pourtant, certains tentent de s’adapter. Des communautés de chercheurs, comme celles du CNRS ou d’Université de Rennes, ont lancé des formations à la médiation scientifique. Le but ? Apprendre à vulgariser sans trahir, à capter l’attention sans sensationnaliser.

Quelle place pour les personnes concernées ?

L’une des forces de la série Parler d’obésité est de donner la parole directement aux personnes touchées. Et leurs récits bousculent souvent les idées reçues. Léa Bonnafoux, 42 ans, mère de deux enfants, témoigne : Pendant des années, on m’a dit que je mangeais trop, que je ne faisais pas assez de sport. Mais personne ne m’a jamais demandé si je pouvais me payer des légumes bio, ou si mon quartier avait des espaces de sport sécurisés.

Son parcours illustre une réalité méconnue : l’obésité n’est pas qu’un problème individuel, mais aussi un enjeu de justice sociale. Les personnes vivant en situation de précarité sont deux à trois fois plus exposées au risque d’obésité, selon les données de Santé Publique France. Pourtant, dans les reportages, leurs voix sont rares. On les entend quand elles parlent de leur combat personnel, mais rarement quand elles dénoncent des conditions de vie , observe Clément Le Guen.

Le podcast donne justement la parole à des militants comme Yannick Le Bras, cofondateur d’un collectif Corps en liberté , qui lutte contre la stigmatisation des corps ronds. On ne veut pas qu’on nous parle, on veut parler. Et dire que l’obésité n’est pas une faute morale, mais souvent une conséquence de politiques publiques absentes , affirme-t-il dans l’épisode.

Les industriels influencent-ils le débat public ?

Le secteur agroalimentaire, omniprésent dans notre quotidien, joue un rôle ambigu dans la conversation sur l’obésité. D’un côté, il finance des campagnes de responsabilité sociale : mangez équilibré , bougez plus . De l’autre, il continue de commercialiser des produits ultra-transformés, riches en sucres, en graisses saturées et en sel.

Les étudiants ont analysé les partenariats entre médias et industries. Résultat : près de 40 % des émissions de santé diffusées sur des chaînes généralistes reçoivent un soutien indirect de marques alimentaires, via des espaces publicitaires ou des contenus sponsorisés. Ce n’est pas de la censure, mais de l’influence douce , souligne Fanny Ricordeau. Quand un journaliste sait qu’un annonceur sensible est derrière, il peut hésiter à critiquer trop frontalement les pratiques du secteur.

Le cas d’une émission sur la nutrition, diffusée l’an dernier, illustre ce phénomène. Un reportage sur les additifs alimentaires a été retiré à la dernière minute, remplacé par un sujet sur les bienfaits du chocolat noir. Coïncidence ? Possible. Mais les annonceurs de l’émission étaient justement des fabricants de chocolat , note Clément.

Les politiques, entre volonté et inaction

Le rôle des décideurs politiques est tout aussi complexe. Depuis 2001, la France a mis en place plusieurs Plans nutrition santé . Le dernier, lancé en 2019, visait à réduire de 15 % la consommation de sucres ajoutés d’ici 2023. Résultat : cette cible n’a pas été atteinte. Pourquoi ?

Les étudiants pointent un manque de coordination entre les ministères. La santé parle d’obésité, mais c’est l’agriculture qui subventionne les cultures de maïs utilisées pour le sirop de glucose, et c’est l’économie qui négocie les accords commerciaux avec les multinationales , explique Élias Ménard. Un jeu de dupes où les discours ne suivent pas toujours les actions.

Des élus locaux tentent toutefois de réagir. C’est le cas de Solène Kermorvant, adjointe à la santé d’une ville moyenne du Finistère. Elle a lancé un programme de cantines durables dans les écoles primaires, avec 80 % d’aliments bio et locaux. On a vu une baisse de 12 % des cas de surpoids chez les enfants en deux ans. Mais on nous dit que c’est trop cher à généraliser.

Le journalisme peut-il changer la donne ?

Face à ces enjeux, les journalistes ont-ils les moyens de raconter autrement ? Les étudiants de Lannion pensent que oui. Leur podcast, par exemple, refuse le format problème-solution trop binaire. Il préfère interroger les causes, tendre des micros à des voix marginalisées, et montrer les tensions entre les acteurs.

On ne cherche pas à donner une vérité unique, mais à montrer la complexité , insiste Clément. Le format audio, selon lui, permet une écoute plus empathique. Quand on entend Léa ou Yannick parler, on ne peut pas les réduire à un corps. On entend une personne, avec une histoire.

D’autres médias s’engagent aussi. Des rédactions comme Alternatives économiques ou Politis ont développé des séries sur les déterminants sociaux de la santé. Même certaines radios grand public expérimentent des formats plus longs, plus documentés.

Quels enseignements tirer de cette enquête ?

Le deuxième épisode de Parler d’obésité ne propose pas de recette miracle. Il montre simplement que le débat public est biaisé, souvent au détriment des plus vulnérables. Pour qu’il évolue, il faut davantage de pluralité dans les prises de parole, une meilleure collaboration entre chercheurs et journalistes, et une vigilance accrue face aux influences économiques.

Comme le dit Fanny Ricordeau : Informer, ce n’est pas seulement rapporter des faits. C’est aussi décider qui a le droit de les interpréter. Et dans le cas de l’obésité, ce droit devrait être partagé bien plus équitablement.

A retenir

Pourquoi le traitement médiatique de l’obésité est-il souvent réducteur ?

Les contraintes éditoriales poussent les journalistes à simplifier des sujets complexes. L’obésité est ainsi souvent résumée à un problème individuel de comportement, alors qu’elle résulte de facteurs sociaux, économiques et environnementaux multiples. Le manque de temps, de place et de diversité dans les sources contribue à cette simplification.

Les chercheurs sont-ils entendus dans le débat public ?

Leur voix est souvent marginalisée. Bien que leurs travaux soient essentiels pour comprendre les causes structurelles de l’obésité, ils interviennent rarement en amont de la construction des sujets. Leurs discours nuancés sont parfois jugés peu médiatiques , ce qui les pousse à adapter leur communication pour être mieux compris.

Quel est l’impact des industries agroalimentaires sur l’information ?

Leur influence est indirecte mais réelle. À travers le financement publicitaire ou les partenariats, elles peuvent orienter les sujets traités ou dissuader certaines critiques. Cela crée un biais dans la couverture médiatique, où les responsabilités des entreprises sont rarement questionnées de front.

Pourquoi les personnes concernées par l’obésité doivent-elles être au cœur du débat ?

Leur expérience vécue apporte une dimension humaine et politique essentielle. Elles dénoncent souvent la stigmatisation, les inégalités d’accès à une alimentation saine et les politiques publiques inefficaces. Leur parole permet de sortir du jugement moral et d’envisager des solutions collectives.

Le journalisme peut-il jouer un rôle de transformation sociale sur ce sujet ?

Oui, à condition de repenser ses méthodes. En donnant plus de place aux voix marginalisées, en collaborent avec les chercheurs et en résistant aux pressions économiques, les journalistes peuvent contribuer à un débat plus juste, plus complet et plus humain. Le podcast Parler d’obésité en est une preuve vivante.