Le projet de tunnel sous le détroit de Gibraltar, reliant le Maroc à l’Espagne, réactive une idée à la fois audacieuse et éminemment politique : établir une connexion permanente entre l’Afrique et l’Europe. À l’heure où les ferries demeurent la colonne vertébrale des échanges entre Tanger et les côtes andalouses, la perspective d’un tunnel ferroviaire sous-marin dessine une autre échelle de mobilité, plus régulière, plus résiliente, moins soumise aux caprices du vent et des vagues. Derrière les chiffres et les tracés, il y a un récit plus vaste : celui d’une coopération renforcée, d’une économie reconfigurée et d’un symbole appelé à marquer une génération.
Pourquoi ce tunnel change-t-il la donne pour l’Afrique et l’Europe ?
Une liaison fixe entre le Maroc et l’Espagne bouleverserait le tempo des échanges transcontinentaux. Aujourd’hui, les ferries relient deux rives qui se scrutent et se fréquentent ; demain, un tunnel pourrait institutionnaliser cette proximité et créer une continuité logistique sans précédent. En pratique, un corridor ferroviaire sous-marin fluidifierait le transport de passagers, de biens et, à terme, de services, en offrant une alternative robuste aux retards météo, aux congestions portuaires et aux fluctuations saisonnières.
Cette connexion n’est pas qu’un trait sur une carte. Elle s’inscrit dans un mouvement continental que plusieurs acteurs économiques décrivent comme une « mise à niveau des chaînes de valeur » entre l’Union européenne et l’Afrique du Nord. Pour le Maroc, déjà hub industriel et logistique en devenir, elle consoliderait la position de porte d’entrée des flux africains vers l’Europe, tout en renforçant les maillages ferroviaires et portuaires existants. Pour l’Espagne, l’enjeu est double : sécuriser un voisinage stratégique et diversifier ses interconnexions avec les marchés du Sud tout en consolidant sa place de pivot euro-méditerranéen.
Dans les débats parlementaires comme dans les amphithéâtres d’écoles d’ingénieurs, le tunnel est évoqué autant comme infrastructure que comme infrastructurel : il catalyse des visions de long terme sur la mobilité, l’énergie, la souveraineté industrielle et la diplomatie de voisinage. L’allocation de 1,6 million d’euros par l’Espagne pour actualiser les études de faisabilité a pu sembler modeste au regard des investissements futurs, mais elle marque une relance concrète, dotée d’une feuille de route et d’un langage commun entre administrations partenaires.
Quels défis techniques et sismiques faut-il surmonter ?
Le détroit de Gibraltar est aussi fascinant qu’exigeant. Sur environ 42 kilomètres, avec des profondeurs atteignant 475 mètres, le tracé envisagé imposerait des prouesses d’ingénierie. Les équipes devront composer avec une géologie complexe, une activité sismique à surveiller et des contraintes de pression et d’étanchéité hors normes. Les comparaisons affluent : l’Eurotunnel, qui relie la France et le Royaume-Uni, ou le Ryfast en Norvège, servent de références ; toutefois, la topographie et les conditions du détroit rendent la tâche plus délicate, avec des tunnels d’accès, des dispositifs de ventilation, de sécurité et d’évacuation à imaginer pour des profondeurs inaccoutumées.
Lors d’un colloque à Algésiras, Sofia Kermassi, ingénieure en géotechnique, confiait son mélange d’enthousiasme et de prudence : « Nous savons creuser profond, mais ici tout s’additionne : la sismicité, les gradients de pression, la maintenance en milieu marin. Rien n’est impossible, mais tout doit être pensé en redondance. » Son collègue, Ernesto Villalta, ajoutait que la clé résiderait dans une combinaison de segments aux profils différenciés, des revêtements multi-couches et une instrumentation continue, capable de détecter le moindre mouvement.
La dimension ferroviaire introduit d’autres paramètres : vitesse d’exploitation, compatibilité des gabarits, gestion des trafics mixtes, et l’équilibre entre confort passagers et cadence logistique. Chaque détail compte, depuis la composition des trains jusqu’aux seuils d’humidité de l’air en tunnel. Un tel projet ne se résume pas à creuser : il faut opérer, maintenir, sécuriser et coordonner deux systèmes nationaux dans une continuité technique et réglementaire impeccable.
En quoi ce projet incarne-t-il un geste géopolitique majeur ?
Le tunnel sous le détroit est une prise de position dans la longue histoire des ponts entre rives. Il ancre l’idée que le voisinage euro-africain n’est pas qu’une interface, mais un espace à structurer. Relancé en 2023, le dossier illustre un climat politique plus stable et une volonté commune de projeter des investissements de long terme. La coopération Maroc–Espagne, marquée par des phases d’alignement et de tensions, trouve ici une plateforme très concrète.
Les symboles ne manquent pas. La co-organisation de la Coupe du Monde 2030 par le Maroc, l’Espagne et le Portugal met déjà le regard du monde sur cette région. Dans les chancelleries, renforcer les relations avec Rabat est perçu comme un impératif stratégique, tant pour les sujets économiques que migratoires, énergétiques ou sécuritaires. Le tunnel, de ce point de vue, tient du totem d’influence douce : il exhibe une coopération positive, visible, réplicable.
Lors d’une table ronde à Tanger, Leila Aderdour, entrepreneure dans la logistique, le formulait ainsi : « Cette liaison ne signifiera pas seulement aller plus vite. Elle dira au monde que nous avons décidé de nous faire confiance. » Un banquier de Séville, Tomás Urrutia, renchérissait : « Les infrastructures dessinent l’avenir. Quand elles unissent deux continents, elles redéfinissent la carte mentale des investisseurs. »
Comment les économies locales pourraient-elles en bénéficier ?
Le tunnel ne prétend pas remplacer les ferries ; il viendrait plutôt compléter l’offre et stabiliser les flux. L’ouverture de nouvelles lignes à grande vitesse entre Tarifa et Tanger, annoncée pour mai 2025, confirme une demande soutenue pour des liaisons rapides et fiables. Cette dynamique est typique des corridors multimodaux : un mode de transport renforce l’autre en absorbant les pics de demande, en offrant des alternatives en cas d’aléas et en élargissant la base de clientèle.
Les analystes de CAPMAD anticipent une intégration plus fine entre les chaînes d’approvisionnement européennes et africaines, dans le sillage du Pacte vert européen et des stratégies de relocalisation partielle. Le Maroc, déjà inséré dans les filières automobile, aéronautique et textile, pourrait capter davantage d’investissements liés aux énergies renouvelables, à la transformation agroalimentaire et aux composants industriels. Tanger Med, figure de proue logistique, verrait sa complémentarité avec un corridor ferroviaire s’affirmer, notamment pour des liaisons cadencées vers l’Andalousie et au-delà, vers Madrid et l’Europe centrale.
Dans la zone franche de Ksar Sghir, Rachid El-Marini, responsable d’un atelier de câblage, rêve à voix haute : « Si je peux garantir un délai J+1 jusqu’à Cadix ou J+2 jusqu’à Milan, je change de catégorie. C’est l’accès au carnet de commandes qui s’ouvre. » Côté espagnol, près d’Algésiras, Carmen Valverde, dirigeante d’une PME de froid industriel, voit un effet miroir : « Mes clients du Maghreb me demandent déjà des contrats de maintenance alignés sur des délais européens. Un tunnel, c’est l’assurance que la promesse logistique ne dépend pas des vagues. »
Quelle place pour la culture et l’influence douce dans ce chantier ?
Au-delà des palettes et des trains, ce projet parle de liens humains. Les échanges universitaires, le tourisme, les retrouvailles familiales prennent une autre dimension lorsque la traversée devient régulière, prévisible et moins sujette aux interruptions. L’« Opération Traversée du Détroit », mise en œuvre tous les étés pour faciliter les voyages des diasporas, a prouvé qu’une organisation bilatérale peut fluidifier des flux massifs. Le tunnel prolongerait cet esprit de coopération sur douze mois, de manière plus discrète mais plus structurante.
Sur un quai de Tanger Ville, Samira Benyahia, doctorante entre Casablanca et Grenade, dit son impatience : « J’alterne cours et laboratoire, et chaque tempête me coûte une séance de plus. Un tunnel, c’est un semestre sauvé à l’échelle d’une thèse. » À Cadix, Javier Real, musicien, imagine déjà des tournées mixtes andalouses-maghrébines : « Quand l’infrastructure suit, la culture se déploie. On ne se contente plus d’échanges symboliques, on fabrique des rendez-vous. »
Le symbole compte aussi pour l’image du Maroc. En se positionnant comme architecte d’un pont euro-africain, le royaume renforce son leadership régional, tout en incarnant une modernité connectée aux enjeux écologiques et numériques. L’Europe, de son côté, y voit une opportunité de bâtir une relation plus équilibrée avec son voisinage sud, en dépassant la logique d’urgence pour une logique d’investissement partagé.
Quels sont les angles morts et les objections les plus sérieuses ?
Un tel projet charrie des incertitudes. Les réticences environnementales sont réelles, en particulier autour des forages en milieu marin et de l’impact sur les écosystèmes du détroit, zone de migration et de biodiversité. Les associations réclament des études d’impact transparentes, des alternatives d’ingénierie moins intrusives et des plans de compensation crédibles. La technique seule ne suffira pas ; l’acceptabilité se gagnera par la preuve et le dialogue.
La gouvernance binationale sera un autre test. Harmoniser les normes, sécuriser les financements sur plusieurs cycles politiques, garantir la maintenance et la sûreté en exploitation : autant de chantiers administratifs qui exigent une coopération rodée. Les retards passés, les changements d’agenda ou les controverses politiques ont montré la fragilité de l’élan. Il faudra une architecture institutionnelle robuste, dotée d’objectifs mesurables, d’un calendrier public et de mécanismes d’arbitrage en cas de désaccord.
Enfin, la question des coûts et de la rentabilité sociale exige un regard large. Les bénéfices socio-économiques ne se résument pas aux recettes de billets ou aux droits de passage ; ils s’évaluent en productivité, en résilience des chaînes, en valorisation du capital humain, en attractivité territoriale. Les arbitrages devront intégrer la complémentarité avec les ferries, la montée en gamme des ports, la décarbonation des mobilités et l’effet d’entraînement sur les régions d’arrière-pays, des deux côtés du détroit.
Comment s’articulent ferries et tunnel dans un même écosystème ?
La coexistence est l’option la plus rationnelle. Les ferries conserveront leurs atouts : flexibilité des horaires, prise en charge des véhicules, desserte de multiples terminaux, dimension touristique. Le tunnel offrirait la régularité ferroviaire, la robustesse face aux intempéries et la capacité à structurer des corridors fret à haute fréquence. Les deux modes pourraient se répartir les volumes selon la saison, l’urgence des flux, la sensibilité aux conditions météo, tout en s’appuyant sur des systèmes de réservation et d’information intégrés.
À Tarifa, où l’annonce de nouveaux services de grande vitesse a réveillé le front de mer, Luis Aranzazu, patron d’une agence de voyages, s’enthousiasme : « La mer a son charme, le rail sa cadence. Si l’on sait orchestrer, on attirera des voyageurs qui, aujourd’hui, renoncent à cause de l’incertitude. » Du côté de Tanger, la chambre de commerce imagine déjà des forfaits intermodaux, combinant train, ferry et séjour, afin d’élargir l’audience et d’amortir les aléas.
Quelles retombées pour l’emploi et la formation ?
Un chantier de cette ampleur mobiliserait des milliers d’emplois directs et indirects : ingénieurs, géologues, techniciens tunnelier, experts en sécurité, opérateurs ferroviaires, mais aussi métiers de la logistique, de la maintenance et des services aux voyageurs. La formation sera déterminante, avec des programmes conjoints entre écoles marocaines et espagnoles, des échanges d’apprentis, et la montée en compétences sur des technologies de pointe, depuis les capteurs d’intégrité structurelle jusqu’aux jumeaux numériques de l’infrastructure.
À Fès, Amina Loukili, professeure en matériaux, voit une opportunité pédagogique : « Nos étudiants travailleront sur un cas vivant, avec des contraintes réelles, des données en temps réel, et la responsabilité d’une infrastructure critique. C’est une école à ciel ouvert — ou plutôt, sous la mer. » Ce capital humain, une fois formé, irriguerait d’autres secteurs, amplifiant l’impact du projet au-delà du chantier.
Quel calendrier raisonnable et quels jalons clés imaginer ?
Les projections évoquent un horizon lointain, autour de 2040, pour une mise en service éventuelle. Cette temporalité est cohérente avec la complexité du dossier. Entre temps, les étapes sont connues : études géotechniques approfondies, modélisations sismiques, choix technologiques, montage financier, procédures environnementales, marchés publics, essais de matériel roulant, et coordination des régulateurs ferroviaires. Chaque jalon devrait faire l’objet d’un reporting public, afin d’installer la confiance et d’éviter l’effet de brouillard qui plombe parfois les mégaprojets.
La relance opérée en 2023 trace déjà une séquence : mise à jour des études, identification des zones sensibles, schéma de gouvernance, puis premières opérations préparatoires. Le succès reposera sur la constance politique et la capacité à déminer en amont ce qui, autrement, resurgit en fin de parcours : expropriations, recours, dépassements de coûts, divergences normatives.
Ce tunnel peut-il devenir un modèle de coopération internationale ?
Sa portée dépasse le bassin méditerranéen. Si le projet réussit, il pourrait inspirer d’autres corridors intercontinentaux combinant exigences environnementales, innovation technique et équilibre diplomatique. Le détroit de Gibraltar, avec sa force symbolique, deviendrait une vitrine de ce que la coopération euro-africaine peut produire de tangible et d’utile, loin des déclarations d’intention.
Reste une double interrogation. D’un côté, la promesse : un vecteur d’unité qui rapproche des sociétés déjà entremêlées par l’histoire, le commerce et les migrations. De l’autre, le risque : que les lignes de faille — politiques, écologiques, sociales — se réaffirment et ralentissent l’élan. La réponse se jouera moins dans les discours que dans la relation de travail au quotidien, la qualité de la gouvernance et la clarté des bénéfices pour les populations locales.
Conclusion
Le tunnel sous le détroit de Gibraltar condense les enjeux de notre époque : relier sans fragiliser, bâtir sans diviser, accélérer sans ignorer l’environnement. Entre visions industrielles, ambitions culturelles et impératifs de sécurité, le projet esquisse une route vers une Afrique et une Europe plus connectées, plus interdépendantes et, espérons-le, plus solidaires. Les ferries continueront de tracer leur sillage, tandis que le rail, s’il advient, imprimera un rythme nouveau. Reste à transformer l’élan politique en décisions irréversibles, à faire des études un chantier, et des promesses un calendrier qui tienne. Si les deux rives y parviennent, la ligne sous-marine deviendra plus qu’une infrastructure : une manière de penser le voisinage, chaque jour, train après train.
A retenir
En quoi le tunnel se distingue-t-il des ferries actuels ?
Il offrirait une liaison ferroviaire permanente, plus régulière et moins vulnérable aux aléas climatiques, en complément des ferries qui conserveront leur flexibilité et leur dimension touristique et automobile.
Quels sont les principaux défis techniques ?
Traverser 42 kilomètres à des profondeurs allant jusqu’à 475 mètres impose de traiter la sismicité, la pression, l’étanchéité, la ventilation, la sécurité d’évacuation et l’interopérabilité ferroviaire entre deux systèmes nationaux.
Pourquoi parle-t-on d’un projet géopolitique ?
Parce qu’il symbolise une volonté de rapprochement structurel entre le Maroc et l’Espagne, et plus largement entre l’Afrique et l’Europe, avec des retombées en diplomatie, en économie et en influence douce.
Quelles retombées économiques sont attendues ?
Une intégration renforcée des chaînes d’approvisionnement UE–Afrique du Nord, une montée en gamme logistique et industrielle au Maroc, et des gains de fiabilité et de délais pour les entreprises des deux rives.
Le calendrier est-il réaliste ?
L’horizon évoqué autour de 2040 reflète la complexité du chantier. La réussite dépendra de la stabilité politique, de la qualité des études, de la gouvernance binationale et de la maîtrise des risques environnementaux et financiers.
Les préoccupations environnementales peuvent-elles être levées ?
Elles exigent des études d’impact robustes, des solutions d’ingénierie adaptées et des mécanismes de compensation crédibles. L’acceptabilité passera par la transparence et l’implication des parties prenantes.
Le tunnel remplacera-t-il les ferries ?
Non. Il s’inscrit en complémentarité, en stabilisant les flux ferroviaires et en laissant aux ferries leur rôle flexible et multimodal, avec une coordination accrue pour optimiser l’ensemble du corridor.
Qui bénéficiera le plus de cette liaison ?
Les entreprises industrielles et logistiques, les étudiants et travailleurs transfrontaliers, les régions portuaires et ferroviaires, ainsi que les secteurs touristiques et culturels qui capitaliseront sur une accessibilité plus fiable.
Quelles garanties pour la sécurité des passagers ?
Le projet devra intégrer des systèmes de ventilation, de détection, d’évacuation, de surveillance sismique et des redondances techniques, inspirés des meilleures pratiques internationales et adaptés au contexte marin.
Le tunnel peut-il devenir un modèle ?
S’il concilie performance, soutenabilité et coopération, il pourrait servir de référence pour d’autres corridors internationaux alliant ambitions économiques et respect des équilibres naturels et sociaux.